Название: Le dernier vivant
Автор: Paul Feval
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066085827
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Quel intérêt sérieux pouvez-vous avoir à rester chez nous dans une position si mauvaise?
On vous fait savoir, Madame, que si la salutaire pensée vous venait de quitter l'arrondissement d'Yvetot sans tambour ni trompette, toutes facilités vous seraient accordées pour cela.
Vos créanciers eux-mêmes n'y mettraient aucun obstacle.
Si, au contraire, Madame, il vous plaisait de rester où vous êtes, malgré le présent avertissement, la famille respectable que vous menacez dans ce qu'elle a de plus cher, se regarderait comme autorisée à prendre immédiatement toutes mesures pour vous empêcher de lui nuire.
Pièce numéro 16
(Note écrite et signée par Lucien Thibaut. Main tremblante, surtout au début.)
(Sans adresse ni date. Vraisemblablement du mois de novembre 1864.)
Jamais je n'avais rien ressenti qui pût me faire craindre une affection morbide du cerveau.
Je ne crois pas encore que je sois menacé de folie.
Il y a des accidents isolés que provoque, par exemple, une vive colère, ou qui viennent à la suite d'une émotion par trop douloureuse.
Il y a huit jours, un soir, chez moi, après avoir pris connaissance de deux lettres sans signatures, à moi remises par Mme veuve Péry, j'éprouvai des symptômes singuliers.
Un peu avant minuit, épuisé que j'étais par l'effort qui torturait ma pensée, car je mesurais, je comptais les obstacles entassés entre moi et le bonheur, j'éprouvai tout d'un coup une sensation de grand repos comme quelqu'un qu'on arracherait aux angoisses d'une lutte désespérée.
J'entends d'une lutte physique. La sensation avait lieu dans le corps. Elle était une détente des muscles et des nerfs.
Je ne dormais pas, j'en suis sûr, trop sûr, puisque semblable phénomène s'est reproduit à plusieurs reprises dans les huit jours qui viennent de s'écouler.
J'analyse ici mon état une fois pour toutes, désirant n'en plus parler jamais.
Je répète en outre à Geoffroy de Rœux, mon seul ami, entre les mains de qui cette déclaration ira tôt ou tard avec le reste des écrits dont l'ensemble formera mon histoire—ou mon testament,—je répète à Geoffroy que j'ai conscience absolue de n'être pas fou.
Le soir dont je parle, j'étais bien portant de corps.
Par comparaison avec la misérable fièvre qui m'avait tenu depuis que j'avais quitté Jeanne et sa mère, j'étais même très bien portant.
Mes idées étaient nettes, plus nettes assurément qu'à aucun autre instant de cette terrible soirée.
Seulement je ne souffrais plus. Je regardais sans colère personnelle les deux lettres anonymes qui étaient là sur ma table, et la pensée de Jeanne elle-même ne m'affectait plus que d'une manière indirecte.
Il en était de même pour la pensée de moi.
Me fais-je bien comprendre? J'ai peur que non. J'y mets sans doute trop de ménagements par la frayeur que j'ai de passer pour un homme en état de démence.
Et n'est-ce pas déjà folie, Geoffroy, que de compter à ce point sur une amitié que vous ne m'avez jamais jurée?
Amitié si douteuse, mon Dieu! à mes propres yeux, que je n'ai pas encore osé vous envoyer mes confessions, écrites pour vous, pour vous seul!
Ô Geoffroy! mon frère! mon espoir unique! si tu me manquais, tout me manquerait!
Si tu ne m'aimes pas encore comme il faut qu'on m'aime, tâche de m'aimer. Je mérite d'être aimé autrement que les autres, puisque je souffre plus que les autres. Je me dis: Il m'aimera quand il aura lu. Je le crois, je le sais, j'en suis sûr. C'est ma foi et c'est mon salut. Si tu venais vers moi! si je me réchauffais, serré contre ta poitrine!... Pour toi, donc, je m'explique entièrement, pauvre créature qui a honte d'elle-même.
La pensée de Jeanne ne me blessait plus le cœur, parce que j'avais un autre cœur. Je n'étais plus moi. J'étais un autre. Est-ce clair, à la fin?
Ah! je ne sais. Je désespère d'exprimer cela par des mots. Essaye de comprendre, Geoffroy, je t'en prie, car c'est bien cela: j'étais un autre. Un autre qui? Un autre moi. Je me sentais ému froidement, comme si on m'eût raconté l'histoire d'autrui.
Écoute bien: j'arrive à peindre exactement mon état. Au lieu de souffrir au premier degré, je n'avais plus qu'un reflet de souffrance.
Ce reflet s'appelle la pitié. Eh bien, j'avais pitié, dans la mesure ordinaire des âmes compatissantes, de deux pauvres enfants écrasés par le malheur et qui s'aimaient saintement dans leur détresse. Le jeune homme s'appelait Lucien, la jeune fille Jeanne. J'aurais voulu de tout mon cœur les secourir.
Mais en voyant ce Lucien aux prises avec l'agonie d'amour, j'éprouvais—et c'est là le repos dont je te parlais tout à l'heure,—oui j'éprouvais quelque chose de ce sentiment inhumain avoué par Lucrèce, le poète des égoïsmes païens:
Suave, mari magno, turbantibus oequora ventis. E terra magnum alterius spectare laborem.
Il est bon, il est doux, quand la tempête bouleverse la grande mer, de contempler, à l'abri, sur la grève, la grande détresse d'un autre...
L'autre, c'est le naufragé, luttant contre les flots.
Il n'y a pas au monde une pensée plus désespérément odieuse.
Mais elle est vraie, et nous le prouvons chaque jour, tous, tant que nous sommes, en courant à perte d'haleine, comme des chacals en chasse, après les émotions tragiques.
Oui, elle est vraie,—et je me complaisais dans le bien être de la vision qui me montrait mon propre supplice, supporté par un autre.
Tu verras plus tard, Geoffroy, où me conduisit l'étrange phénomène de dédoublement qui se produisit en moi pour la première fois, ce jour-là.
Aujourd'hui, j'ai tout dit. Je n'en puis plus. Il me semble que j'ai soulevé une montagne.
Pièce numéro 17
(Écriture de Lucien Thibaut.)
(Sans date, avec cette mention: Pour Geoffroy.)
Je l'ai vue pour la dernière fois. Elle est partie. Je suis seul.
Hier encore, je souffrais cruellement, c'est vrai, mais j'étais si heureux! Près d'elle, tout était oublié.
Je ne la verrai plus.
Te souviens-tu de notre haie où les chèvrefeuilles verdissaient déjà au-dessus des ronces quand СКАЧАТЬ