Название: Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)
Автор: Жорж Санд
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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Leur colère s'expliquait, au reste, par un motif particulier. L'un d'eux, nommé par le district administrateur des revenus de Nohant, pendant l'exécution de la loi sur les suspects, avait jugé à propos de se les approprier en grande partie, et de présenter des comptes erronés tant à la République qu'à ma grand'mère. Celle-ci plaida et l'amena à restitution. Mais ce procès dura deux ans, et pendant tout ce temps, ma grand'mère, ne touchant que les revenus de Nohant, qui ne s'élevaient pas alors à quatre mille francs, et devant payer de l'argent emprunté en 93 pour subvenir aux emprunts forcés et dons patriotiques dits volontaires, se trouva réduite à une gêne extrême. Pendant plus d'une année, on ne vécut que du revenu du jardin, qui fournissait au marché pour 12 ou 15 francs de légumes chaque semaine. Peu à peu sa position se liquida et fut améliorée; mais, à partir de la Révolution, son revenu ne s'éleva jamais à 15.000 livres de rente.
Grâce à un ordre admirable et à une grande résignation aux habitudes modestes qu'il lui fallut prendre, elle fit face à tout, et je lui ai souvent entendu dire en riant qu'elle n'avait jamais été aussi riche que depuis qu'elle était pauvre.
Je dirai quelques mots de cette terre de Nohant où j'ai été élevée, où j'ai passé presque toute ma vie et où je souhaiterais pouvoir mourir.
Le revenu en est peu considérable, l'habitation est simple et commode. Le pays est sans beauté, bien que situé au centre de la vallée Noire, qui est un vaste et admirable site. Mais précisément cette position centrale dans la partie la plus nivelée et la moins élevée du pays, dans une large veine de terre à froment, nous prive des accidens variés et du coup d'œil étendu dont on jouit sur les hauteurs et sur les pentes. Nous avons pourtant de grands horizons bleus et quelque mouvement de terrain autour de nous, et, en comparaison de la Beauce et de la Brie, c'est une vue magnifique; mais, en comparaison des ravissans détails que nous trouvons en descendant jusqu'au lit caché de la rivière, à un quart de lieue de notre porte, et des riantes perspectives que nous embrassons en montant sur les coteaux qui nous dominent, c'est un paysage nu et borné.
Quoi qu'il en soit, il nous plaît et nous l'aimons.
Ma grand'mère l'aima aussi, et mon père y vint chercher de douces heures de repos à travers les agitations de sa vie. Ces sillons de terres brunes et grasses, ces gros noyers tout ronds, ces petits chemins ombragés, ces buissons en désordre, ce cimetière plein d'herbes, ce petit clocher couvert de tuiles, ce porche antique, ces grands ormeaux délabrés, ces maisonnettes de paysan entourées de leurs jolis enclos, de leurs berceaux de vigne et de leurs vertes chenevières, tout cela devient doux à la vue et cher à la pensée quand on a vécu si longtemps dans ce milieu calme, humble et silencieux.
Le château, si château il y a (car ce n'est qu'une médiocre maison du temps de Louis XVI), touche au hameau et se pose au bord de la place champêtre sans plus de faste qu'une habitation villageoise. Les feux de la commune, au nombre de deux ou trois cents, sont fort dispersés dans la campagne; mais il s'en trouve une vingtaine qui se resserrent auprès de la maison, comme qui dirait porte à porte, et il faut vivre d'accord avec le paysan, qui est aisé, indépendant, et qui entre chez vous comme chez lui. Nous nous en sommes toujours bien trouvés, et, bien qu'en général les propriétaires aisés se plaignent du voisinage des ménageants, il n'y a pas tant à se plaindre des enfans, des poules et des chèvres de ces voisins-là qu'il n'y a qu'à se louer de leur obligeance et de leur bon caractère.
Les gens de Nohant, tous paysans, tous petits propriétaires (on me permettra bien d'en parler et d'en dire du bien, puisque, par exception, «je prétends que le paysan peut être bon voisin et bon ami»), sont d'une humeur facétieuse sous un air de gravité. Ils ont de bonnes mœurs, un reste de piété sans fanatisme, une grande décence dans leur tenue et dans leurs manières, une activité lente mais soutenue, de l'ordre, une propreté extrême, de l'esprit naturel et de la franchise. Sauf une ou deux exceptions, je n'ai jamais eu que des relations agréables avec ces honnêtes gens. Je ne leur ai pourtant jamais fait la cour, je ne les ai point avilis par ce qu'on appelle des bienfaits. Je leur ai rendu des services et ils se sont acquittés envers moi selon leurs moyens, de leur plein gré, et dans la mesure de leur bonté ou de leur intelligence. Partant, ils ne me doivent rien, car tel petit secours, telle bonne parole, telle légère preuve d'un dévouement vrai valent autant que tout ce que nous pouvons faire. Ils ne sont ni flatteurs ni rampans, et chaque jour je leur ai vu prendre plus de fierté bien placée, plus de hardiesse bien entendue, sans que jamais ils aient abusé de la confiance qui leur était témoignée. Ils ne sont point grossiers non plus. Ils ont plus de tact, de réserve et de politesse que je n'en ai vu régner parmi ceux qu'on appelle les gens bien élevés.
Telle était l'opinion de ma grand'mère sur leur compte. Elle vécut vingt-huit ans parmi eux, et n'eut jamais qu'à s'en louer. Deschartres, avec son caractère irritable et son amour-propre chatouilleux, n'eut pas avec eux la vie aussi douce, et je l'ai toujours entendu réclamer contre la ruse, la friponnerie et la stupidité du paysan. Ma grand'mère réparait ses bévues, et lui, par le zèle et l'humanité qui vivaient au fond de son cœur, il se fit pardonner ses prétentions ridicules et les emportemens injustes de son tempérament.
J'aurai à revenir souvent sur le chapitre des gens de campagne, comme ils s'intitulent eux-mêmes: car, depuis la révolution, l'épithète de paysan leur est devenue injurieuse, synonyme de butor et de mal appris.
Ma grand'mère passa plusieurs années à Nohant, occupée à continuer avec Deschartres l'éducation de mon père, et à mettre de l'ordre dans sa situation matérielle. Quant à sa situation morale, elle est bien tracée dans une page de son écriture que je retrouve et qui se rapporte à cette époque. Je ne garantis pas que cette page soit d'elle. Elle avait l'habitude de copier des fragmens ou de faire des extraits de ses lectures. Quoi qu'il en soit, les réflexions que je vais transcrire peignent très bien l'état moral de toute une caste de la société après la Terreur.
«On est fondé à contester le jugement rigoureux de l'Europe, qui, à la vue de toutes les horreurs dont la France a été le théâtre, se permet de les attribuer à un caractère particulier et à la perversité innée d'une si nombreuse portion d'un grand peuple. Dieu garde les autres nations d'être jamais instruites par leur expérience des fureurs dont les hommes de tous les pays sont susceptibles quand ils ne sont plus retenus par aucun lien, quand on a donné au rouage social une si violente secousse que personne ne sait plus où il est, ne voit plus les mêmes objets et ne peut plus se confier à ses anciennes opinions. Tout changera peut-être si le gouvernement devient meilleur, s'il se rasseoit et s'il renonce à se jouer de la faiblesse des hommes. Hélas! recherchons l'espérance, puisque nos souvenirs nous tuent. Courons après l'avenir, puisque le présent est dépourvu de consolation. Et vous qui devez guider le jugement de la postérité, vous qui souvent le fixez pour toujours, écrivains de l'histoire, suspendez vos récits afin de pouvoir en adoucir l'impression par le signalement d'une régénération et d'un repentir. N'achevez pas au moins votre tableau avant de pouvoir indiquer la première lueur de l'aurore dans le lointain de cette effroyable nuit. Parlez du courage des Français, parlez de leur vaillance, et jetez, s'il se peut, un voile sur les actions qui ont souillé leur gloire et terni l'éclat de leurs triomphes!
«Les Français ont tous la fatigue du malheur. Ils ont été brisés ou courbés par des événemens d'une force surnaturelle, et après avoir éprouvé la rigueur d'une lourde СКАЧАТЬ