Jean-Jacques Rousseau. Jules Lemaître
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Читать онлайн книгу Jean-Jacques Rousseau - Jules Lemaître страница 4

Название: Jean-Jacques Rousseau

Автор: Jules Lemaître

Издательство: Bookwire

Жанр: Языкознание

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isbn: 4064066085513

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СКАЧАТЬ cette sensibilité et cet orgueil que s'explique la plus mauvaise action de son adolescence, «l'histoire du ruban». C'est à Turin, après la mort de cette madame de Vercellis dont il était laquais-secrétaire. Dans le désordre qui suit cette mort, Jean-Jacques vole un «petit ruban couleur de rose et argent, déjà vieux». On le trouve, on veut savoir où il l'a pris. On l'interroge devant la famille assemblée. Il balbutie et dit enfin que c'est la jeune cuisinière Marion qui lui a donné ce ruban. On les confronte; elle nie, Jean-Jacques persiste; on les congédie tous les deux. «J'ignore, dit Rousseau, ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait après cela trouvé facilement à se placer... Qui sait, à son âge, où le découragement de l'innocence avilie a pu la porter?» (Et, là-dessus, libre à nous d'imaginer quelque historiette «en marge des Confessions», où nous ferons rencontrer par Jean-Jacques, plus tard, dans quelque rue mal famée de Paris, la petite Marion devenue fille publique... Mais ce serait peut-être un peu trop prévu, et je ne l'écrirai pas.)

      Il reste que l'acte abominable de Jean-Jacques est extrêmement significatif du fond même de sa nature,—sensibilité, imagination, orgueil,—et cela, par l'explication même qu'il en donne et qui me paraît, ici, toute la vérité:

      Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment (celui où il accusa faussement Marion); et, lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée: je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit et je l'accusai d'avoir fait ce que je voulais faire et de m'avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner... Quand je la vis paraître ensuite, mon cœur fut déchiré, mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je ne craignais pas la punition: je ne craignais que la honte, mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J'aurais voulu m'enfoncer dans le centre de la terre: l'invincible honte l'emporta sur tout; la honte seule fit mon impudence, et plus je devenais criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l'horreur d'être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m'ôtait tout autre sentiment.

      (Quelques difficultés subsistent sur cette anecdote. Il s'agit d'un «petit ruban» et «vieux», qui par conséquent pouvait valoir quelques sols. Le comte de la Roque, neveu de madame de Vercellis, attacha si peu d'importance à l'histoire que, quelques semaines après, il procura à Jean-Jacques une place excellente... Jean-Jacques aurait-il dramatisé? C'est ennuyeux, avec lui on ne sait jamais. Ce qui est sûr, c'est qu'il mène un terrible repentir... Il assure que le désir de se soulager par cet aveu a beaucoup contribué à la résolution qu'il a prise d'écrire ses confessions; et, dans un premier manuscrit de ces mêmes Confessions, il va jusqu'à dire qu'il considère la calomnie de David Hume sur son compte, trente ans après, comme le châtiment direct du mensonge qu'il fit lui-même contre la pauvre Marion.)

      Corollairement à cette sensibilité et à cet orgueil, il y a dans Jean-Jacques un profond amour de la solitude, de la rêverie paresseuse, de l'indépendance et, par suite, de la vie errante et, tranchons le mot, du vagabondage. Le vagabondage est chez lui une passion. Il aime vivre au hasard. Apprenti greffier, graveur, laquais, valet de chambre, séminariste, employé au cadastre, maître de musique, on peut dire que, dans les longs intervalles de ces diverses occupations, il redevient volontairement, et autant qu'il peut, un errant, un chemineau. C'est son goût dominant. Quand il s'enfuit de Genève, à seize ans: «L'indépendance que je croyais avoir acquise, écrit-il, était le seul sentiment qui m'affectait. J'entrais avec sérénité dans le vaste monde.» Ailleurs il dit que ce qu'il aime dans ses courses solitaires, c'est «la vue de la campagne, la liberté du cabaret, l'éloignement de tout ce qui lui fait sentir sa dépendance». C'est aussi la paresse et la rêverie. Il goûte tellement cette vie-là que, pouvant espérer, par l'abbé de Gouvon, une situation honorable dans la carrière des ambassades (et il n'a pas dix-huit ans), il lâche tout pour suivre une espèce de voyou genevois, nommé Bascle, dont il s'est épris, et avec qui il court le pays en montrant une machine de physique amusante.

      (Notons ici un autre trait de caractère: sa facilité à s'engouer. Il s'éprend de Bascle, comme il s'éprendra de Venture, le musicien bohème, comme il s'éprendra d'abord de Diderot, de Grimm et de tant d'autres. Il a un grand besoin d'aimer et une crédulité qui le font se jeter à la tête des gens; et ce premier mouvement de sensibilité confiante est peu à peu suivi de sensibilité défiante; car il trouve bientôt chacune de ses idoles inférieure à l'idée que son imagination s'en était formée; ou bien son orgueil craint très vite que l'idole ne lui rende pas son affection ou même ne se moque de lui.)

      Reprenons. C'est à cette vie errante dans un des plus beaux pays du monde, c'est à cette vie rêveuse et inquiète que Rousseau doit son intelligence et son amour de la nature, et d'avoir inventé, ou peu s'en faut, la poésie romantique. Ses Confessions sont pleines de souvenirs charmants de paysages, et en outre, au commencement du livre II, il parle déjà comme parlera René: «... J'étais inquiet, distrait, rêveur; je pleurais, je soupirais, je désirais un bonheur dont je n'avais pas d'idée, et dont je sentais pourtant la privation...»

      C'est ce chemineau qui écrira les paysages et les morceaux lyriques de la Nouvelle Héloïse, et les Rêveries d'un promeneur solitaire.

      Ce que Jean-Jacques doit encore à ses années de bohème, c'est d'avoir vu de tout près les vies humbles ou modestes,—et aussi (car il a été deux fois laquais dans de grandes maisons) d'avoir connu et observé les vies brillantes dans des conditions qui ont déposé en lui une amertume dont il fera plus tard de l'éloquence. Sur cette souffrance intime, il s'arrête peu, sans doute parce que ces souvenirs lui sont particulièrement pénibles, plus pénibles encore, sans doute, que le souvenir de ses actions honteuses: mais on devine ce que ce garçon orgueilleux et d'un si beau génie, d'ailleurs de naissance libre, petit-fils de libraires et de pasteurs, a dû ressentir sous la livrée, même quand «on le dispensait d'y porter l'aiguillette» et que cette livrée «faisait à peu près un habit bourgeois». Mais il a beau vouloir se taire là-dessus, certains traits qui lui échappent révèlent sa rancœur:

      ...Sur la fin, dit-il, madame de Vercellis ne me parlait plus que pour son service. Elle me jugea moins sur ce que j'étais que sur ce qu'elle m'avait fait, et à force de ne voir en moi qu'un laquais, elle m'empêcha de lui paraître autre chose... Je crois que j'éprouvai dès lors ce jeu malin des intérêts cachés qui m'a traversé toute ma vie et qui m'a donné une aversion naturelle pour l'ordre apparent qui le produit.

      (Cela, parce que, comme il le dit plus loin, «il y avait tant d'empressés autour de madame de Vercellis proche de sa fin, qu'il était difficile qu'elle eût du temps pour penser à lui Jean-Jacques».) Ainsi il en veut à toute la société que madame de Vercellis ne l'ait pas distingué davantage.—Ainsi encore, chez les Gouvon-Solar, lorsque, servant à table et interrogé par le vieux comte, il explique la devise des Solar («Tel fiert qui ne tue pas»), et recueille l'admiration de la compagnie: «Ce moment fut court, mais délicieux à tous égards. Ce fut un de ces moments trop rares qui replacent les choses dans leur ordre naturel et vengent le mérite avili des outrages de la fortune». Et je rappelle aussi son cri, lorsqu'il entre chez le comte de Gouvon: «Encore laquais!» Et il apparaît que, si c'est le vagabond qui écrira l'admirable Cinquième Rêverie, c'est beaucoup l'ancien laquais qui écrira le Discours sur l'inégalité et qui fondera sur l'égalité la théorie du Contrat social.

      Par là-dessus, ou, pour mieux dire, sous tout cela, il y a un malade.

      Il faut, ici, que j'insiste et que je précise. La pathologie d'un Bossuet ou d'un Racine a peu à voir avec leurs sermons ou leurs tragédies: mais la pathologie de Jean-Jacques, c'est presque tout Jean-Jacques. (Son œuvre elle-même apparaît dans la littérature comme une éruption morbide.)

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