Elle me présenta M. Éloi Sécherin: c'était un jeune homme d'une taille moyenne, très-blond, d'une figure assez régulière, pleine, colorée et d'une expression riante et ouverte.
Au premier abord, il me parut être un de ces hommes qui se font pardonner la vulgarité de leur tournure et de leur langage par la franchise et par la bonhomie de leurs manières.
Néanmoins je n'eusse jamais cru que ma cousine, avec nos idées de jeunes filles, aurait pu se décider à un pareil mariage. En voyant M. Sécherin, le sacrifice qu'Ursule disait m'avoir fait me parut encore plus grand. Je la plaignais profondément d'avoir dû subir l'impérieuse volonté de son père.
En embrassant Ursule, je lui serrai la main; elle me comprit, et serra la mienne en levant les yeux au ciel.
Mademoiselle de Maran entra avec M. de Lancry. Ursule me jeta un regard qui me navra: elle comparait son mari à Gontran.
Ma cousine présenta son mari à ma tante; je crus que celle-ci allait donner carrière à son esprit ironique. A mon grand étonnemnent, il n'en fut pas d'abord ainsi; mademoiselle de Maran fit la bonne femme, et dit à M. Sécherin avec la plus grande affabilité, afin sans doute de le mettre en confiance:
– Eh bien! monsieur, vous voulez donc rendre Ursule la plus heureuse des femmes? Vous voulez donc nous faire oublier, nous tous, qui l'aimons tant? Savez-vous bien que je vais devenir très-jalouse de vous au moins, monsieur Sécherin! Oui, sans doute, et d'abord je dois vous prévenir d'une chose, c'est qu'ici nous avons l'habitude de parler en toute franchise, nous vivons bonnement en famille; dans une demi-heure vous nous connaîtrez comme si nous avions passé notre vie ensemble. Moi je suis une vieille bonne femme qui rabâche toujours la même chose… que j'adore ces deux enfants, Mathilde et Ursule; ainsi, tenez-vous bien pour averti que je ne taris pas, quand il s'agit d'elles; aussi j'aime ceux qui les aiment presque autant que je les aime, elles: après cela je suis grondeuse, boudeuse, quinteuse et râchonneuse, parce que c'est le privilége de la vieillesse. Eh bien! pourtant, malgré tout ça, monsieur Sécherin, je ne sais pas comment ça se fait… mais on finit toujours par m'aimer un peu.
M. Sécherin fut complétement dupe de cette feinte bonhomie. J'observais sur sa physionomie franche et cordiale la confiance croissante que lui inspirait ma tante; son embarras, sa gêne disparurent; il s'écria joyeusement:
– Ma foi, tenez, madame, je ne crois pas qu'on doive vous aimer un peu, moi, je crois qu'on doit vous aimer beaucoup. Et, puisqu'il faut vous parler franchement, je vous avoue que vous me faisiez une peur diabolique. Eh bien! votre accueil m'a tout de suite rassuré.
– Comment! vous aviez peur de moi, mon cher monsieur Sécherin? Et pourquoi donc cela, s'il vous plaît?
En vain Ursule fit signes sur signes à son mari, il ne les aperçut pas.
– Certes, madame, j'avais peur de vous, – reprit M. Sécherin de plus en plus confiant, – et il y avait bien de quoi.
– Ah! mon Dieu! mais vous m'interloquez, monsieur Sécherin.
– Eh! sans doute, madame; mon beau-père, M. le baron d'Orbeval, me cornait toujours aux oreilles: Prenez bien garde, mon gendre! mademoiselle de Maran est une grande dame! Si vous aviez le malheur de lui déplaire, vous seriez perdu, car elle a de l'esprit vingt fois gros comme vous, et elle sait s'en servir de son esprit, je vous en réponds! Eh bien! maintenant, madame, savez-vous ce que je lui répondrais, au beau-père? car il ne me faut pas beaucoup de temps, à moi, pour toiser mes pratiques…
Ursule rougit jusqu'au front en entendant ces expressions vulgaires; Gontran dissimula son sourire; mademoiselle de Maran dit au mari d'Ursule, avec un ton de bonhomie incroyable:
– Monsieur Sécherin, permettez, nous nous sommes promis d'être francs, n'est-ce pas?
– Oui, madame.
– Eh bien! on ne dit pas, même en parlant d'une vieille femme comme moi, toiser mes pratiques. C'est de mauvais goût! Oh! je ne vous passerai rien, d'abord! je vous en préviens. Voilà comme je suis; d'ailleurs nous sommes convenus d'être francs.
– Tenez, madame, – s'écria M. Sécherin avec une expression de reconnaissance vraiment touchante, – ce que vous faites là est généreux et bon, voyez-vous! je vous en remercie de tout cœur! D'autres se seraient moqués de moi; vous, au contraire, vous avez la bonté de me reprendre. Que voulez-vous, madame, je ne suis qu'un provincial, peu fait aux belles manières de la capitale.
– De Paris… monsieur Sécherin, de Paris! On ne dit pas de la capitale, – reprit mademoiselle de Maran avec un très-grand sérieux.
– Vraiment, madame? Tiens, c'est drôle. Pourtant notre procureur du roi et notre sous-préfet disent toujours la capitale.
– C'est possible; ça se dit en administration et en géographie, – continua mademoiselle de Maran, – mais ça ne se dit pas ailleurs. Vous voyez que je suis implacable, mon pauvre monsieur Sécherin.
– Allez, allez, madame, allez toujours, je n'oublie jamais ce qu'on m'a dit une bonne fois. Eh bien donc, madame, si j'avais maintenant à faire votre portrait à mon beau-père… je lui dirais: Mademoiselle de Maran est sans doute une très-grande dame par sa position, mais au fond c'est une brave petite dame, franche et unie comme bonjour, qui a le cœur sur la main, et qui a peut-être encore plus de bons sentiments que de bon esprit. Eh bien! n'est-ce pas que je ne me trompe pas?
– Mais, c'est-à-dire, mon cher monsieur Sécherin, que Lavater n'était rien du tout auprès de vous; vous êtes un Nostradamus, un Cagliostro pour la prévision et pour la prédiction! Tenez, je suis si contente du portrait que vous avez fait de moi, que je ne relèverai pas certains mots.
– Ah bien! si, madame, si… relevez-les; ou sans cela je me fâcherai, je vous en avertis.
– Eh bien non! monsieur Sécherin, je vous en prie…
– Non, madame, je vous dis que je me fâcherai, et je me fâcherai si vous ne me reprenez pas.
– Eh bien! puisque vous le voulez absolument, et pour conserver la bonne harmonie entre nous, je vous ferai observer que unie comme bonjour et le cœur sur la main, c'est un peu bien vulgaire.
– Bon… bon, je ne le dirai plus. Mais, mon Dieu, madame, comme vous êtes bonne! C'est qu'après tout, voyez-vous, il n'y a pas de méchanceté dans mon fait; vous avez deviné ça tout de suite!
– Certainement, je vous ai tout de suite deviné, mon bon monsieur Sécherin; vous me paraissez le meilleur des hommes, et certes je ne vous crois pas le moindre fiel.
– Du fiel… moi! pas plus qu'un pigeon; ce qui me manque, je le sens bien, c'est l'éducation; mais que voulez-vous? j'ai été élevé en province, mon père était un petit marchand, il a commencé sa fortune en achetant des biens d'émigrés.
– Avec un début comme celui-là, il ne pouvait manquer de prospérer, – dit mademoiselle de Maran. – Certainement ces biens d'émigrés devaient lui porter bonheur à M. votre père.
– C'est ce qui est en effet arrivé, madame.
– Je le crois bien; continuez, monsieur Sécherin.
– Quant à ma mère, – reprit la malheureuse victime de la perfidie de СКАЧАТЬ