La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Marie Catherine d'Aulnoy
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СКАЧАТЬ ils en ont d'assez particuliers; et comme vous êtes étrangère, je crois que vous serez bien aise que je vous en informe. Voici ce que j'en ai appris.

      La fille du comte Julien, nommée Cava, était une des plus belles personnes du monde. Le roi Don Rodrigue prit une passion si violente pour elle, que son amour n'ayant plus de bornes, son emportement n'en eut point aussi. Le père, qui était alors en Afrique, informé de l'outrage fait à sa fille, qui ne respirait que vengeance, traita avec les Maures, et leur fournit les moyens d'entrer dans l'Espagne (cela arriva en 1214, après la bataille donnée le jour de Saint-Martin, où Don Rodrigue perdit la vie; d'autres disent qu'il s'enfuit en Portugal, et qu'il y mourut dans une ville appelée Viscii)42, et d'y faire, pendant le cours de plusieurs siècles, tous les désordres dont l'histoire parle amplement.

      Les Aragonais furent les premiers qui secouèrent le joug de ces barbares, et ne trouvant plus parmi eux aucun prince de la race des Rois goths, ils convinrent d'en élire un, et jetèrent les yeux sur un seigneur du pays, appelé Garci Ximenès. Mais, comme ils étaient les maîtres de lui imposer des lois, et qu'il se trouvait encore trop heureux de leur commander sous quelque condition qu'ils voulussent lui obéir, ces peuples donnèrent des bornes bien étroites à son pouvoir.

      Ils convinrent entre eux qu'aussitôt que le monarque dérogerait à quelques-unes des lois, il perdrait absolument son pouvoir, et qu'ils seraient en droit d'en choisir un autre, quand bien même il serait païen; et pour l'empêcher de violer leurs priviléges et les défendre contre lui au péril de la vie, ils établirent un magistrat souverain qu'ils nommèrent le Justicia, lequel devait être commis pour veiller à la conduite du Roi, des juges et du peuple; mais, la puissance d'un souverain étant propre à intimider un simple particulier, ils voulurent, pour affermir le Justicia dans ses fonctions, qu'il ne put être condamné ni en sa personne, ni en ses biens, que par une assemblée complète des états qu'on nomme les Cortès.

      Ils ajoutèrent encore que, si le Roi oppressait quelqu'un de ses sujets, les grands et les notables du royaume pourraient s'assembler pour empêcher qu'on ne lui payât rien de ses domaines, jusqu'à ce que l'innocent fût justifié, ou qu'il fût rentré dans son bien. Le Justicia devait tenir la main à toutes ces choses; et pour faire sentir de bonne heure à Garci Ximenès le pouvoir que cet homme avait sur lui, ils l'élevèrent sur une espèce de trône et voulurent que le Roi, ayant la tête nue, se mît à genoux devant lui, pour faire serment, entre ses mains, de garder leurs priviléges. Cette cérémonie achevée, ils le reconnurent pour leur souverain, mais d'une manière aussi bizarre que peu respectueuse; car au lieu de lui promettre fidélité et obéissance, ils lui dirent: Nous qui valons autant que vous, nous vous faisons notre Roi et Seigneur, à condition que vous garderez nos priviléges et franchises, autrement nous ne vous reconnaissons point43.

      Le Roi Don Pedro, dans la suite du temps, étant parvenu à la couronne, trouva que cette coutume était indigne de la grandeur royale, et elle lui déplut à tel point que par son autorité, par ses prières et par les offres qu'il fit d'accorder plusieurs beaux priviléges au royaume, il obtint que celui-là serait aboli dans l'assemblée des états. L'on en passa le consentement général, que l'on écrivit, et qui lui fut présenté. Aussitôt qu'il eut le parchemin, il tira son poignard et se perça la main, disant qu'il était bien juste qu'une loi qui donnait aux sujets la liberté d'élire leur souverain s'effaçât avec le sang du souverain. On voit encore aujourd'hui sa statue dans la salle de la Députation de Saragosse. Il tient le poignard d'une main, le privilége de l'autre44. Les derniers Rois n'en ont pas été si religieux observateurs que les premiers.

      Mais il y a une loi qui subsiste encore, et qui est fort singulière; c'est la loi de la manifestation: elle porte que, si un Aragonais a été mal jugé, en consignant cinq cents écus, il ne peut faire sa plainte devant le Justicia, lequel est obligé, après une exacte perquisition, de faire punir celui qui n'a pas jugé équitablement; et, s'il manque, l'oppressé a recours aux états du royaume, qui s'assemblent et nomment neuf personnes de leurs corps, c'est-à-dire des grands, des ecclésiastiques, de la petite noblesse, et des communautés. On en prend trois du premier corps et deux de chacun des autres: mais il est à remarquer qu'ils choisissent les plus ignorants pour juger les plus habiles de la robe, soit pour leur faire plus de honte de leur faute, ou, comme ils le disent, que la justice doit être si claire, que les paysans mêmes, et ceux qui en savent le moins, puissent la connaître sans le secours de l'éloquence. On assure aussi que les juges tremblent quand ils prononcent un arrêt, craignant que ce n'en soit un pour eux-mêmes, pour la perte de leur vie ou de leurs biens, s'ils y commettent la moindre erreur, soit par malice ou par inapplication. Hélas! que si cette coutume était établie partout, on verrait de changements avantageux!

      Cependant, ce qui n'est pas moins singulier, c'est que la justice demeure toujours souveraine, et, bien que l'on punisse rigoureusement le mauvais juge de son arrêt, il ne laisse pas de subsister dans toute sa force et d'être exécuté. S'il s'agit de la mort d'un malheureux, malgré son innocence reconnue, on le fait mourir; les juges sont exécutés à ses yeux. Voilà une faible consolation. Si le juge accusé a bien fait sa charge, celui qui s'en était plaint laisse les cinq cents écus qu'il avait consignés: mais, dût-il perdre cent mille livres de rente par l'arrêt dont il se plaint, l'arrêt, dis-je, demeure pour bon, et l'on ne condamne le juge qu'à lui payer cinq cents écus; le reste du bien de ce juge est confisqué au profit du Roi, ce qui est, à mon avis, une autre injustice; car, enfin, l'on devrait avant toutes choses récompenser celui qui perd par un méchant arrêt.

      Ces mêmes peuples ont la coutume de distinguer par le supplice le crime qu'on a commis. Par exemple, un cavalier qui en a tué un autre en duel (car il est défendu de s'y battre), on lui tranche la tête par devant, et celui qui a assassiné, on la lui tranche par derrière; c'est pour faire connaître celui qui s'est conduit en galant homme ou en traître45.

      Elle ajouta qu'à parler en général des Aragonais, ils avaient un orgueil naturel qu'il était difficile de réprimer; mais aussi que, pour leur rendre justice, on devait convenir qu'il se trouvait parmi eux une élévation d'esprit, un bon goût et des sentiments si nobles, qu'ils se distinguaient avec avantage de tous les autres sujets du Roi d'Espagne; qu'ils n'avaient jamais manqué de grands hommes, depuis leur premier Roi jusqu'à Ferdinand, et qu'ils en comptaient un nombre si surprenant, qu'il paraissait y entrer beaucoup d'exagération; qu'il était vrai cependant qu'ils s'étaient rendus fort recommandables par leur valeur et par leur esprit.

      Qu'au reste, leur terrain était si peu fertile, qu'excepté quelques vallées qu'on arrosait avec des canaux, dont l'eau venait de l'Èbre, le reste était si sec et si sablonneux, que l'on n'y trouvait que de la bruyère et des rochers; que la ville de Saragosse était grande, les maisons plus belles qu'à Madrid, les places publiques ornées d'arcades; que la rue Sainte, où l'on faisait le cours, était si longue et si large, qu'elle pouvait passer pour une grande et vaste place; que l'on y voyait les palais de plusieurs seigneurs; que celui de Castelmorato était un des plus agréables; que la voûte de l'église de Saint-François surprenait tout le monde, parce qu'étant d'une largeur extraordinaire, elle n'est soutenue d'aucun pilier; que la ville n'était pas forte, mais que les habitants en étaient si braves, qu'ils suffisaient pour la défendre; qu'elle n'a point de fontaine, et que c'est un de ses plus grands défauts; que l'Èbre n'y portait point de bateaux, à cause que cette rivière est remplie de rochers très-dangereux: qu'au reste, l'archevêché valait soixante mille écus de rente; que la vice-royauté n'était d'aucun revenu, et que c'était un poste fort honorable, où il ne fallait que de grands seigneurs en état de faire de la dépense pour soutenir leur rang, et pour soumettre des peuples qui étaient naturellement fiers et impérieux, point affables aux étrangers, et si peu prévenants, qu'ils aimeraient mieux rester seuls toute leur vie dans leurs maisons, que de faire les premières démarches pour s'attirer quelque connaissance nouvelle; qu'il y avait une sévère Inquisition dont le bâtiment était magnifique, СКАЧАТЬ



<p>42</p>

Les noms sont parfois tellement altérés dans le texte de madame d'Aulnoy, qu'ils en deviennent méconnaissables; nous les donnons alors tels quels.

<p>43</p>

Tel était bien, d'après la tradition, le sens du fuero de Sobrarbe. L'existence de ce fuero ne saurait être contestée en elle-même, car on en retrouve des fragments dans divers documents; mais ces fragments, en réalité, ne disent rien de semblable; néanmoins, personne ne révoquait en doute une tradition qui s'accordait parfaitement avec les sentiments et les idées des Aragonais. Nous voyons le secrétaire d'État, Antonio Perez, lors de ses démêlés avec Philippe II, s'appuyer sur cette donnée pour soulever les passions populaires et citer fort au hasard, mais sans rencontrer de contradicteur, la formule que madame d'Aulnoy répète et que tant d'autres ont répétée après elle.

<p>44</p>

Il nous faut ici relever une erreur.

De temps immémorial, les Ricoshombres possédaient des priviléges qui, selon l'expression de Don Alonzo III, les égalaient à des souverains. De là des luttes continuelles avec les Rois d'Aragon. Don Pedro II et Don Jayme-el-Conquistador, entre autres, s'efforcèrent de restreindre la puissance de leurs barons. Appuyés sur le clergé et les villes, ils l'emportèrent en diverses circonstances. Mais les barons prirent leur revanche et contraignirent le Roi Don Alonzo III à signer les deux chartes connues dans l'histoire d'Aragon sous le nom de Fueros de la Union. Ces chartes réduisaient à néant l'autorité royale, en donnant aux barons le droit de revendiquer leurs priviléges par la force des armes. Don Pedro IV, surnommé el Ceremonioso, el Cruel, et plus souvent encore el del Punyalete, renouvela la lutte et battit les barons à Epila en 1348. Il réunit ensuite les Cortès à Saragosse et déchira en leur présence les chartes de la Union avec son poignard. S'étant blessé à la main, il laissa couler son sang sur le parchemin, et prononça ces paroles restées célèbres: «Les chartes qui ont coûté tant de sang doivent être biffées avec le sang d'un Roi.» Cette particularité, bien qu'elle ne soit pas mentionnée dans les Mémoires du Roi, semble avérée, elle lui valut le surnom bizarre de el del Punyalete. Don Pedro IV ne modifia, du reste, en aucune façon la constitution du royaume d'Aragon.

<p>45</p>

Ces détails ne donnent qu'une idée vague des priviléges des Aragonais. Nous ne saurions les compléter en quelques lignes et nous nous réservons d'en parler plus loin. (Appendice B.)