La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Marie Catherine d'Aulnoy
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СКАЧАТЬ endroits il y en ait deux l'une sur l'autre, et il est tout bâti de pierres de taille, sans que pour les joindre on y ait employé ni mortier ni ciment. On le regarde comme un ouvrage des Romains, ou du moins qui est digne de l'être. La rivière qui est au bout de la ville entoure le château et lui sert de fossé: il est bâti sur le roc. Entre plusieurs choses remarquables, on y voit les portraits des Rois d'Espagne qui ont régné depuis plusieurs siècles et de toutes les villes du royaume. On ne bat monnaie qu'à Séville et à Ségovie; l'on tient les pièces de huit qu'on y fait pour plus belles que les autres. C'est par le moyen de la rivière que certains moulins tournent, lesquels servent à battre la monnaie. On y trouve aussi des promenades charmantes le long d'une prairie plantée d'ormeaux dont le feuillage est si épais, que les plus grandes ardeurs du soleil ne le peuvent pénétrer. Je ne manque pas de curiosité, lui dis-je, pour toutes les choses qui le méritent, mais je manque à présent de temps pour les voir; je serais néanmoins bien aise d'arriver d'assez bonne heure à Burgos pour me promener dans la ville. C'est-à-dire, Madame, reprit Don Fernand, qu'il faut vous laisser en état de vous retirer. Il en avertit les chevaliers, qui quittèrent le jeu, et nous nous séparâmes.

      Je me suis levée ce matin avant le jour et je finis cette lettre à Burgos où je viens d'arriver. Ainsi, ma chère cousine, je ne vous en manderai rien aujourd'hui; mais je profiterai de la première occasion pour vous donner de mes nouvelles.

      A Burgos, le 27 février 1679.

      QUATRIÈME LETTRE

      Nous eûmes lieu de nous apercevoir, en arrivant à Burgos, que cette ville est plus froide que toutes celles par où nous avions passé; l'on dit aussi que l'on n'y ressent jamais ces grandes et excessives chaleurs qui tuent dans les autres endroits de l'Espagne. La ville est sur la pente de la montagne et s'étend dans la plaine, jusqu'au bord de la rivière qui mouille le pied des murailles. Les rues sont fort étroites et inégales; le château, qui n'est pas grand, mais assez fort, se voit sur le haut de la montagne; un peu plus bas est l'arc de triomphe de Fernando Gonzalès, que les curieux trouvent extrêmement beau. Cette ville a été la première reconquise sur les Maures, et les Rois d'Espagne y ont demeuré longtemps; c'est la capitale de la Vieille-Castille. Elle tient le premier rang dans les deux États des deux Castilles, bien que Tolède le lui dispute. On y voit de beaux bâtiments, et le palais des Velasco est un des plus magnifiques28. L'on trouve, dans tous les carrefours et dans les places publiques, des fontaines jaillissantes, avec des statues dont quelques-unes sont bien faites; mais ce qui est le plus beau, c'est l'église cathédrale; elle est tellement grande et vaste, que l'on y chante la messe en cinq chapelles différentes sans s'interrompre les uns les autres; l'architecture en est si délicate et d'un travail si exquis, qu'elle peut passer entre les bâtiments gothiques pour un chef-d'œuvre de l'art; cela est d'autant plus remarquable que l'on bâtit assez mal en Espagne: en quelques endroits c'est par pauvreté, et en quelques autres, manque de pierre et de chaux. On m'a dit qu'à Madrid même on y voyait des maisons de terre, et que les plus belles sont faites de briques liées avec de la terre au lieu de chaux. Pour passer de la ville au faubourg de Béga, on traverse trois ponts de pierre; la porte qui répond à celui de Santa-Maria est fort élevée, avec l'image de la Vierge au-dessus; ce faubourg contient la plus grande partie des couvents et des hôpitaux: on y en voit un fort grand fondé par Philippe II, pour recevoir les pèlerins qui vont à Saint-Jacques, et les garder un jour; l'abbaye de Mille-Flores, dont le bâtiment est très-magnifique, n'en est pas très-éloignée. On voit encore dans ce faubourg plusieurs jardins qui sont arrosés de fontaines et de ruisseaux d'eaux vives; la rivière leur sert de canal, et l'on trouve, dans un grand parc entouré de murailles, des promenoirs en tous temps.

      Je voulus voir le saint crucifix qui est au couvent des Augustins; il est placé dans une chapelle du cloître assez grande et si sombre, qu'on ne l'aperçoit qu'à la lueur des lampes, qui sont sans cesse allumées; il y en a plus de cent; les unes sont d'or et les autres d'argent, d'une grosseur si extraordinaire, qu'elles couvrent toute la voûte de cette chapelle; il y a soixante chandeliers d'argent plus hauts que les plus grands hommes, et si lourds, qu'on ne les peut remuer à moins de se mettre deux ou trois ensemble. Ils sont rangés à terre des deux côtés de l'autel; ceux qui sont dessus sont d'or massif. L'on voit, entre deux, des croix de même garnies de pierreries, et des couronnes qui sont suspendues sur l'autel, ornées de diamants et de perles d'une beauté parfaite. La chapelle est tapissée d'un drap d'or fort épais; elle est si chargée de raretés et de vœux, qu'il s'en faut bien qu'il n'y ait assez de place pour les mettre tous; de sorte que l'on en garde une partie dans le trésor.

      Le saint crucifix est élevé sur l'autel, à peu près de grandeur naturelle; il est couvert de trois rideaux les uns sur les autres, tous brodés de perles, et de pierreries: quand on les ouvre, ce que l'on ne fait qu'après de très-grandes cérémonies, et pour des personnes distinguées, l'on sonne plusieurs cloches; tout le monde est prosterné à genoux, et il faut demeurer d'accord que ce lieu et cette vue inspirent un très-grand respect. Le crucifix est de sculpture et ne peut être mieux fait, sa carnation est très-naturelle; il est couvert, depuis l'estomac jusqu'aux pieds, d'une toile fine fort plissée, qui fait comme une espèce de jupe; ce qui ne lui convient guère, du moins à mon sens.

      On tient que c'est Nicodème qui l'a fait; mais ceux qui aiment toujours le merveilleux prétendent qu'il a été apporté du ciel miraculeusement. On m'a conté que de certains religieux de cette ville le volèrent autrefois et l'emportèrent, et qu'il fut retrouvé le lendemain dans sa chapelle ordinaire; qu'alors ces bons moines le remportèrent à force ouverte une autre fois, et qu'il revint encore. Quoi qu'il en soit, il fait plusieurs miracles, et c'est une des plus grandes dévotions de l'Espagne; les religieux disent qu'il sue tous les vendredis29.

      J'allais rentrer dans l'hôtellerie, lorsque nous vîmes le valet de chambre du chevalier de Cardone qui accourait de toute sa force après nous. Il était botté, et trois religieux le suivaient fort échauffés. Je fis dans ce moment un jugement fort téméraire, car je ne pus m'empêcher de croire que c'est qu'il avait volé quelque chose dans cette riche chapelle et qu'on l'avait pris sur le fait. Mais son maître, qui était avec moi, lui ayant demandé ce qui le faisait aller si vite, il lui dit qu'il était entré avec ses éperons dans la chapelle du Saint-Crucifix, qu'il y était demeuré le dernier, et que les religieux l'avaient enfermé pour lui faire donner de l'argent; qu'il s'était échappé de leurs mains après en avoir reçu quelques gourmades, et qu'ils le poursuivaient encore, comme nous venions de voir. C'est la vérité que l'on n'y porte point d'éperons, ou que tout au moins il en coûte quelque chose. La ville n'est pas extrêmement grande; elle est ornée d'une belle place, où il y a de hauts piliers qui soutiennent de fort jolies maisons; l'on y fait souvent des courses de taureaux, car le peuple aime beaucoup cette sorte de divertissement. Il y a aussi un pont très-bien bâti, fort long et fort large. La rivière qui passe dessous arrose une prairie, au bord de laquelle on voit des allées d'arbres qui forment un bocage très-riant; le commerce autrefois y était considérable, mais il est bien diminué. On y parle mieux castillan qu'en aucun autre lieu de l'Espagne, et les hommes y sont naturellement soldats; de manière que lorsque le Roi en a besoin, il en trouve là de plus braves et en plus grand nombre qu'ailleurs.

      Après le souper, on se mit au jeu à l'ordinaire; Don Sanche Sarmiento dit qu'il cédait sa place à qui la voudrait, et qu'il lui semblait que c'était à lui de m'entretenir ce soir-là. Je savais qu'il y avait très-peu qu'il était de retour de Sicile. Je lui demandai s'il avait été un de ceux qui avaient aidé à châtier ce peuple rebelle. Hélas! Madame, dit-il, le marquis de Las-Navas30 suffisait pour les punir au delà de leur crime. J'étais à Naples dans le dessein de passer en Flandre, où j'ai des parents du même nom que moi. Le marquis de Los-Velez, Vice-Roi de Naples, m'engagea à quitter mon premier projet et à m'embarquer avec le marquis de Las-Navas, que le Roi envoyait Vice-Roi en Sicile. Nous fîmes voile sur deux bâtiments de Majorque, et nous nous rendîmes à Messine, le 6 de janvier. Comme il n'avait point fait avertir de sa venue СКАЧАТЬ



<p>28</p>

Les Velasco, ducs de Frias.

<p>29</p>

Le besoin du vrai, si repoussant qu'il soit, dit un de nos contemporains, est un trait caractéristique de l'art espagnol: l'idéal et la convention ne sont pas dans le génie de ce peuple, dénué complètement d'esthétique. La sculpture n'est pas suffisante pour lui; il lui faut des statues coloriées, des madones fardées et revêtues d'habits véritables. Jamais, à son gré, l'illusion matérielle n'a été portée assez loin, et cet amour effréné du réalisme lui a fait souvent franchir le pas qui sépare la statuaire du cabinet de figures de cire de Curtius.

Le célèbre Christ si révéré de Burgos, que l'on ne peut faire voir qu'après avoir allumé des cierges, est un exemple frappant de ce goût bizarre. Ce n'est plus de la pierre, du bois enluminé: c'est une peau humaine (on le dit, du moins), rembourrée avec beaucoup d'art et de soin. Les cheveux sont de véritables cheveux; les yeux ont des cils, la couronne d'épines est en vraies ronces, aucun détail n'est oublié. Rien n'est plus lugubre et plus inquiétant à voir que ce long fantôme crucifié, avec son faux air de vie et son immobilité morte; la peau, d'un ton rance et bistré, est rayée de longs filets de sang si bien imités, qu'on croirait qu'il ruisselle effectivement. Il ne faut pas un grand effort d'imagination pour ajouter foi à la légende, qui raconte que ce crucifix miraculeux saigne tous les vendredis. Au lieu d'une draperie enroulée et volante, le Christ de Burgos porte un jupon blanc brodé d'or qui lui descend de la ceinture aux genoux; cet ajustement produit un effet singulier, surtout pour nous qui ne sommes pas habitués à voir Notre-Seigneur ainsi costumé. Au bas de la croix sont enchâssés trois œufs d'autruche, ornement symbolique dont le sens m'échappe, à moins que ce ne soit une allusion à la Trinité, principe et germe de tout. (Théophile Gautier, Voyage en Espagne, p. 50.)

<p>30</p>

Les historiens, entre autres Dunlope, attribuent la répression des troubles de Sicile, les uns au comte de San Estevan, les autres au marquis de Las-Navas. Il est facile de les mettre d'accord; ces deux titres appartenaient au même personnage, Don Francisco de Benavides de la Cueva Davila y Torella, neuvième comte de San Estevan del Puerto, marquis de Solera et de Las-Navas, comte de Concentaina et de Risco, capitaine général de Sardaigne, puis de Sicile et de Naples. Revenu en Espagne en 1696, il fut nommé conseiller d'État, cavallerizo mayor, puis mayordomo mayor; la même année, il se couvrit devant le Roi.