La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle. Marie Catherine d'Aulnoy
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Читать онлайн книгу La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle - Marie Catherine d'Aulnoy страница 20

СКАЧАТЬ était pour y conserver des charmes. Elle avait une coiffe d'une étoffe noire, la jupe de même, et par-dessus une manière de surplis de toile de batiste qui lui descendait plus bas que les genoux; les manches étaient longues, serrées au bras, et tombaient jusque sur les mains. Ce surplis s'attachait sur le corps, et comme il n'était pas plissé par devant, il semblait que c'était une bavette. Elle portait sur sa tête un morceau de mousseline qui lui entourait le visage, et l'on aurait cru que c'était une guimpe de religieuse, sauf qu'il était trop chiffonné et trop clair. Il couvrait sa gorge et descendait plus bas que le bord du corps de jupe.

      Il ne lui paraissait aucuns cheveux, ils étaient tous cachés sous cette mousseline. Elle portait une grande mante de taffetas noir, qui la couvrait jusqu'aux pieds; et, par-dessus cette mante, elle avait un chapeau dont les bords étaient fort larges, attaché sous le menton avec des rubans de soie. On me dit qu'elles ne portent ce chapeau que lorsqu'elles sont en voyage.

      Tel est l'habit des veuves et des dueñas, habit qui n'est pas supportable à mes yeux; et si l'on rencontrait la nuit une femme vêtue ainsi, je suis persuadée que l'on pourrait en avoir peur, sans être trop poltron. Cependant il faut avouer que cette jeune dame était d'une beauté admirable avec ce vilain deuil. On ne le quitte jamais, à moins que l'on ne se remarie, et par toutes les choses qu'il faut que les veuves observent en ce pays-ci, on les contraint de pleurer la mort d'un époux qu'elles n'ont quelquefois guère aimé vivant37.

      J'ai appris qu'elles passent la première année de leur deuil dans une chambre toute tendue de noir, où l'on ne voit pas un seul rayon de soleil; elles sont assises les jambes en croix sur un petit matelas de toile de Hollande. Quand cette année est finie, elles se retirent dans une chambre tendue de gris. Elles ne peuvent avoir ni tableaux, ni miroirs, ni cabinets, ni belles tables, ni aucuns meubles d'argent. Elles n'osent porter de pierreries, et moins encore de couleurs. Quelque modestes qu'elles soient, il faut qu'elles vivent si retirées, qu'il semble que leur âme est déjà dans l'autre monde. Cette grande contrainte est cause que plusieurs dames qui sont très-riches, et particulièrement en beaux meubles, se remarient pour avoir le plaisir de s'en servir.

      Après les premiers compliments, je m'informai de la belle veuve où elle allait; elle me dit qu'il y avait longtemps qu'elle n'avait vu une amie de sa mère qui était religieuse à Las Huelgas de Burgos, qui est une abbaye célèbre où il y a cent cinquante religieuses, la plupart filles de princes, de ducs et de titulados38. Elle ajouta que l'abbesse est dame de quatorze grosses villes, et de plus de cinquante autres places où elle établit des gouvernements et des magistrats; qu'elle est supérieure de dix-sept couvents, confère plusieurs bénéfices et dispose de douze commanderies, en faveur de qui il lui plaît. Elle me dit qu'elle avait dessein de passer quelque temps dans un monastère. Pourrez-vous, Madame, lui dis-je, vous accoutumer à une vie aussi retirée que l'est celle d'un couvent? Il ne me sera pas difficile, dit-elle, je crois même que je voyais moins de monde chez moi que je n'en verrai là; et en effet, excepté la clôture, ces religieuses ont beaucoup de liberté. Ce sont d'ordinaire les plus belles filles d'une maison qu'on y met. Ces pauvres enfants y entrent si jeunes, qu'elles ne connaissent, ni ce qu'on leur fait quitter, ni ce qu'on leur fait prendre dès l'âge de six à sept ans, et même plus tôt. On leur fait faire des vœux: bien souvent c'est le père ou la mère, ou quelque proche parente, qui les prononcent pour elles, pendant que la petite victime s'amuse avec des confitures et se laisse habiller comme on veut. Le marché tient néanmoins, il ne faut pas songer à s'en dédire: mais à cela près, elles ont tout ce qu'elles peuvent souhaiter dans leur condition. Il y en a, à Madrid, que l'on appelle les Dames de Saint-Jacques. Ce sont proprement des chanoinesses qui font leurs preuves comme les chevaliers de cet ordre. Elles portent, comme eux, une épée faite en forme de croix, brodée de soie cramoisie; elles en ont sur leurs scapulaires et sur leurs grands manteaux qui sont blancs. La maison de ces Dames est magnifique; toutes celles qui les vont voir y entrent sans difficulté. Leurs appartements sont très-beaux; elles ne sont pas moins bien meublées qu'elles le seraient dans le monde. Elles jouissent de très-grosses pensions, et chacune d'elles a trois ou quatre femmes pour la servir. Il est vrai qu'elles ne sortent jamais, et ne voient leurs plus proches parents qu'au travers de plusieurs grilles. Cela ne plairait peut-être pas dans un autre pays, mais en Espagne on y est accoutumé39.

      Il y a même des couvents où les religieuses voient plus de cavaliers que les femmes qui sont dans le monde. Elles ne sont aussi guère moins galantes. L'on ne peut avoir plus d'esprit et de délicatesse qu'elles en ont: et comme je vous l'ai dit, Madame, la beauté y règne plus qu'ailleurs; mais il faut convenir qu'il s'en trouve parmi elles qui ressentent bien vivement d'avoir été sacrifiées de si bonne heure. Elles regardent les plaisirs qu'elles n'ont jamais goûtés comme les seuls qui peuvent faire le bonheur de la vie. Elles passent la leur dans un état digne de pitié, disant toujours qu'elles ne sont là que par force, et que les vœux qu'on leur fait prononcer à cinq ou six ans, doivent être regardés comme des jeux d'enfants.

      Madame, lui dis-je, il aurait été grand dommage que vos proches vous eussent destinée à vivre ainsi; et l'on peut juger, en vous voyant, que toutes les belles Espagnoles ne sont pas religieuses. Hélas! Madame, dit-elle, en poussant un soupir, je ne sais ce que je voudrais être. Il semble que j'aie l'esprit fort mal tourné de n'être pas contente de ma fortune; mais on a quelquefois des peines que toute la raison ne saurait surmonter. En achevant ces mots, elle attacha ses yeux contre terre, et elle s'abandonna tout à coup à une si profonde rêverie, qu'il me fut aisé de juger qu'elle avait de grands sujets de déplaisir; quelque curiosité que j'eusse de les apprendre; il y avait si peu que nous étions ensemble, que je n'osai la prier de me donner ce témoignage de sa confiance, et, pour la tirer de la mélancolie où elle était, je la priai de me dire des nouvelles de la cour d'Espagne, puisqu'elle venait de Madrid. Elle fit effort sur elle-même pour se remettre un peu; elle nous dit que l'on avait fait de grandes illuminations et beaucoup de réjouissances à la fête de la Reine mère; que le Roi avait envoyé un des gentilshommes de sa chambre à Tolède pour lui faire des compliments de sa part; mais que ces belles apparences n'avaient pas empêché que le marquis de Mancera, majordome de la Reine, n'eût reçu ordre de se retirer à vingt lieues de la cour, ce qui avait fort chagriné cette princesse. Elle nous apprit que la flotte qui portait des troupes en Galice avait malheureusement péri sur les côtes du Portugal; que la petite duchesse de Terra-Nova devait épouser Don Nicolo de Pignatelli, prince de Monteleon, son oncle40; que le marquis de Leganez avait refusé la vice-royauté de Sardaigne, parce qu'il était amoureux d'une belle personne qu'il ne pouvait se résoudre à quitter; que Don Carlos Omodeï, marquis d'Almonazid, était malade à l'extrémité, de désespoir de ce qu'on lui refusait le traitement de grand d'Espagne qu'il prétend, pour avoir épousé l'héritière de la maison et du grandat de Castel-Rodrigue41; et que, ce qui l'affligeait le plus sensiblement, c'est que Don Aniel de Gusman, premier mari de cette dame, avait joui de cet honneur, de manière qu'il regardait les difficultés que l'on faisait comme attachées à sa personne, et que c'était un nouveau sujet de chagrin pour lui. En vérité, Madame, lui dis-je, il m'est difficile de comprendre comme un homme de cœur peut s'abattre si fortement pour des choses de cette nature; tout ce qui n'attaque ni l'homme ni la réputation ne doit point être mortel. L'on n'a pas une ambition si réglée en Espagne, reprit la belle veuve en souriant; et, comme vous voyez, Madame, en voilà une preuve.

      Don Frédéric de Cardone, qui s'intéressait beaucoup pour le duc de Medina-Celi, lui en demanda des nouvelles. Le Roi, lui dit-elle, vient de le faire président du Conseil des Indes. La Reine mère a écrit au Roi, sur le bruit qui court qu'il se veut marier, qu'elle est surprise que les choses soient déjà aussi avouées qu'elles le sont, et qu'il ne lui en ait point fait part. Elle ajoute, dans sa lettre, qu'elle lui conseillait, en attendant que tout fût prêt pour cette cérémonie, d'aller faire un voyage en Catalogne et en Aragon: Don Juan d'Autriche en comprend assez la nécessité, et il presse le Roi de partir pour contenter les peuples d'Aragon, en leur promettant, СКАЧАТЬ



<p>37</p>

Le duc de Saint-Simon, lorsqu'il alla visiter la Reine douairière d'Espagne, fut frappé de l'aspect lugubre du deuil que portait la duchesse de Liñares. «Son habit m'effraya, dit-il; il était tout fait de veuve et ressemblait en tout à celui d'une religieuse.» (Mémoires, t. XVIII, p. 258.)

<p>38</p>

Ce monastère, le plus noble et le plus riche de l'Espagne, fut dévasté par l'armée française en 1811. Les tombeaux furent ouverts pour y chercher des trésors. Les squelettes et les linceuls jonchaient le pavé de l'église au moment du passage de Napoléon. (Mémoires du comte Miot de Melito, t. III, p. 22.)

<p>39</p>

Les Dames de Saint-Jacques se consolaient fort de leur claustration, si nous en jugeons par une bonne fortune scandaleuse que s'attribue le conseiller Bertault lors de son séjour à Burgos.

<p>40</p>

Madame d'Aulnoy entre par la suite dans beaucoup de détails sur ce mariage, et nous nous réservons de donner, à ce moment, les détails nécessaires sur ces familles.

<p>41</p>

Les Omodeï étaient issus d'une famille de jurisconsultes italiens. A ce double point de vue, ils ne semblaient pas en Espagne dignes des honneurs de la grandesse. Néanmoins, le marquis se couvrit devant le Roi le 20 mars 1679.