Название: Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel
Автор: Marcel Proust
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066373511
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Mais tout à coup, il la trouvait là qui était entrée, et il ne pouvait plus la faire sortir maintenant; la porte de son attention qu’il maintenait de toutes ses forces à s’épuiser avait été ouverte par surprise; elle s’était refermée, et il allait passer toute la nuit avec cette horrible compagne. Alors c’était sûr, c’était fini, cette nuit-ci comme les autres il ne pourrait pas dormir une minute; eh bien, il allait à la bouteille de bromidia, en buvait trois cuillerées, et certain maintenant qu’il allait dormir, effrayé même de penser qu’il ne pourrait plus faire autrement que de dormir, quoi qu’il advînt, il se remettait à penser à Françoise avec effroi, avec désespoir, avec haine. Il voulait, pourtant de ce qu’on ignorait sa liaison avec elle, faire des paris sur sa vertu avec des hommes, les parier sur elle, voir si elle céderait, tâcher de découvrir quelque chose, de savoir tout, se cacher dans une chambre (il se rappelait l’avoir fait pour s’amuser étant plus jeune) et tout voir. Il ne broncherait pas d’abord pour les autres, puisqu’il l’aurait demandé avec l’air de plaisanter, – sans cela quel scandale! quelle colère! mais surtout à cause d’elle, pour voir si le lendemain quand il lui demanderait: «Tu ne m’as jamais trompé?» elle lui répondrait: «Jamais», avec ce même air aimant. Peut-être elle avouerait tout, et de fait n’aurait succombé que sous ses artifices. Et alors ç‘aurait été l’opération salutaire après laquelle son auteur serait guéri de la maladie qui le tuait, lui, comme la maladie d’un parasite tue l’arbre (il n’avait qu’à se regarder dans la glace éclairée faiblement par sa bougie nocturne pour en être sûr). Mais, non, car l’image reviendrait toujours, combien plus forte que celles de son imagination et avec quelle puissance d’assènement incalculable sur sa pauvre tête, il n’essayait même pas de le concevoir.
Alors, tout à coup, il songeait à elle, à sa douceur, à sa tendresse, à sa pureté et voulait pleurer de l’outrage qu’une seconde il avait songé à lui faire subir. Rien que l’idée de proposer cela à des camarades de fête!
Bientôt il sentait le frisson général, la défaillance qui précède de quelques minutes le sommeil par le bromidia. Tout d’un coup s’apercevant rien, aucun rêve, aucune sensation, entre sa dernière pensée et celle-ci, il se disait: «Comment je n’ai pas encore dormi?» Mais en voyant qu’il faisait grand jour, il comprenait que pendant plus de six heures, le sommeil du bromidia l’avait possédé sans qu’il le goûtât.
Il attendait que ses élancements à la tête fussent un peu calmés, puis se levait et essayait en vain par l’eau froide et la marche de ramener quelques couleurs, pour que Françoise ne le trouvât pas trop laid, sur sa figure pâle, sous ses yeux tirés. En sortant de chez lui, il allait à l’église, et là, courbé et las, de toutes les dernières forces désespérées de son corps fléchi qui voulait se relever et rajeunir, de son coeur malade et vieillissant qui voulait guérir, de son esprit, sans trêve harcelé et haletant et qui voulait la paix, il priait Dieu, Dieu à qui, il y a deux mois à peine, il demandait de lui faire la grâce d’aimer toujours Françoise, il priait Dieu maintenant avec la même force, toujours avec la force de cet amour qui jadis, sûr de mourir, demandait à vivre, et qui maintenant, effrayé de vivre, implorait de mourir, le priait de lui faire la grâce de ne plus aimer Françoise, de ne plus l’aimer trop longtemps, de ne pas l’aimer toujours, de faire qu’il puisse enfin l’imaginer dans les bras d’un autre sans souffrir, puisqu’il ne pouvait plus se l’imaginer que dans les bras d’un autre. Et peut-être il ne se l’imaginerait plus ainsi quand il pourrait l’imaginer sans souffrance.
Alors il se rappelait combien il avait craint de ne pas l’aimer toujours, combien il gravait alors dans son souvenir pour que rien ne pût les effacer, ses joues toujours tendues à ses lèvres, son front, ses petites mains, ses yeux graves, ses traits adorés. Et soudain, les apercevant réveillés de leur calme si doux par le désir d’un autre, il voulait n’y plus penser et ne revoyait que plus obstinément ses joues tendres, son front, ses petites mains oh! ses petites mains, elles aussi! – ses yeux graves, ses traits détestés.
À partir de ce jour, s’effrayant d’abord lui-même d’entrer dans une telle voie, il ne quitta plus Françoise, épiant sa vie, l’accompagnant dans ses visites, la suivant dans ses courses, attendant une heure à la porte des magasins. S’il avait pu penser qu’il l’empêchait ainsi matériellement de le tromper, il y aurait sans doute renoncé, craignant qu’elle ne le prît en horreur; mais elle le laissait faire avec tant de joie de le sentir toujours près d’elle, que cette joie le gagna peu à peu, et lentement le remplissait d’une confiance, d’une certitude qu’aucune preuve matérielle n’aurait pu lui donner, comme ces hallucinés que l’on parvient quelquefois à guérir en leur faisant toucher de la main le fauteuil, la personne vivante qui occupent la place qu’ils croyaient voir un fantôme et en faisant ainsi chasser le fantôme du monde réel par la réalité même qui ne lui laisse plus de place.
Honoré s’efforçait ainsi, en éclairant et en remplissant dans son esprit d’occupations certaines toutes les journées de Françoise, de supprimer ces vides et ces ombres où venaient s’embusquer les mauvais esprits de la jalousie et du doute qui l’assaillaient tous les soirs. Il recommença à dormir, ses souffrances étaient plus rares, plus courtes, et si alors il l’appelait, quelques instants de sa présence le calmaient pour toute une nuit.
III
«Nous devons nous confier à l’âme jusqu’à la fin; car des choses aussi belles et aussi magnétiques que les relations de l’amour ne peuvent être supplantées et remplacées que par des choses plus belles et d’un degré plus élevé.»
Le salon de Mme Seaune, née princesse de Galaise-Orlandes, dont nous avons parlé dans la première partie de ce récit sous son prénom de Françoise, est encore aujourd’hui un des salons les plus recherchés de Paris. Dans une société ou un titre de duchesse l’aurait confondue avec tant d’autres, son nom bourgeois se distingue comme une mouche dans un visage, et en échange du titre perdu par son mariage avec M. Seaune, elle a acquis ce prestige d’avoir volontairement renoncé à une gloire qui élève si haut, pour une imagination bien née, les paons blancs, les cygnes noirs, les voilettes blanches et les reines en captivité.
Mme Seaune a beaucoup reçu cette année et l’année dernière, mais son salon a été fermé pendant les trois années précédentes, c’est-à-dire celles qui ont suivi la mort d’Honoré de Tenvres.
Les amis d’Honoré qui se réjouissaient de le voir peu à peu retrouver sa belle mine et sa gaieté d’autrefois, le rencontraient maintenant à toute heure avec Mme Seaune et attribuaient son relèvement à cette liaison qu’ils croyaient toute récente.
C’est deux mois à peine après le rétablissement complet d’Honoré que survint l’accident СКАЧАТЬ