Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust
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Читать онлайн книгу Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel - Marcel Proust страница 39

Название: Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel

Автор: Marcel Proust

Издательство: Bookwire

Жанр: Языкознание

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isbn: 4064066373511

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СКАЧАТЬ mardi, vers six heures, après les premiers pansements faits, il demanda à rester seul, mais qu’on lui montât les cartes des personnes qui étaient déjà venues savoir de ses nouvelles.

      Le matin même, il y avait au plus huit heures de cela, il avait descendu à pied l’avenue du Bois-de-Boulogne. Il avait respiré tour à tour et exhalé dans l’air mêlé de brise et de soleil, il avait reconnu au fond des yeux des femmes qui suivaient avec admiration sa beauté rapide, un instant perdu au détour même de sa capricieuse gaieté, puis rattrapé sans effort et dépassé bien vite entre les chevaux au galop et fumants, goûté dans la fraîcheur de sa bouche affamée et arrosée par l’air doux, la même joie profonde qui embellissait ce matin-là la vie, du soleil, de l’ombre, du ciel, des pierres, du vent d’est et des arbres, des arbres aussi majestueux que des hommes debout, aussi reposés que des femmes endormies dans leur étincelante immobilité.

      À un moment, il avait regardé l’heure, était revenu sur ses pas et alors… alors cela était arrivé. En une seconde, le cheval qu’il n’avait pas vu lui avait cassé les deux jambes. Cette seconde-là ne lui apparaissait pas du tout comme ayant dû être nécessairement telle. À cette même seconde il aurait pu être un peu plus loin, ou un peu moins loin, ou le cheval aurait pu être détourné, ou, s’il y avait eu de la pluie, il serait rentré plus tôt chez lui, ou, s’il n’avait pas regardé l’heure, il ne serait pas revenu sur ses pas et aurait poursuivi jusqu’à la cascade. Mais pourtant cela qui aurait si bien pu ne pas être qu’il pouvait feindre un instant que cela n’était qu’un rêve, cela était une chose réelle, cela faisait maintenant partie de sa vie, sans que toute sa volonté y pût rien changer. Il avait les deux jambes cassées et le ventre meurtri. Oh! l’accident en lui-même n’était pas si extraordinaire; il se rappelait qu’il n’y avait pas huit jours, pendant un dîner chez le docteur S… on avait parlé de C… qui avait été blessé de la même manière par un cheval emporté. Le docteur, comme on demandait de ses nouvelles, avait dit: «Son affaire est mauvaise.» Honoré avait insisté, questionné sur la blessure, et le docteur avait répondu d’un air important, pédantesque et mélancolique: «Mais ce n’est pas seulement la blessure; c’est tout un ensemble; ses fils lui donnent de l’ennui; il n’a plus la situation qu’il avait autrefois; les attaques des journaux lui ont porté un coup. Je voudrais me tromper, mais il est dans un fichu état.» Cela dit, comme le docteur se sentait au contraire, lui, dans un excellent état, mieux portant, plus intelligent et plus considéré que jamais, comme Honoré savait que Françoise l’aimait de plus en plus, que le monde avait accepté leur liaison et s’inclinait non moins devant leur bonheur que devant la grandeur du caractère de Françoise; comme enfin, la femme du docteur S…, émue en se représentant la fin misérable et l’abandon de C…, défendait par hygiène à elle-même et à ses enfants aussi bien de penser à des événements tristes que d’assister à des enterrements, chacun répéta une dernière fois: «Ce pauvre C…, son affaire est mauvaise» en avalant une dernière coupe de vin de Champagne, et en sentant au plaisir qu’il éprouvait à la boire que «leur affaire» à eux était excellente.

      Mais ce n’était plus du tout la même chose. Honoré maintenant se sentant submergé par la pensée de son malheur, comme il l’avait souvent été par la pensée du malheur des autres, ne pouvait plus comme alors reprendre pied en lui-même. Il sentait se dérober sous ses pas ce sol de la bonne santé sur lequel croissent nos plus hautes résolutions et nos joies les plus gracieuses, comme ont leurs racines dans la terre noire et mouillée les chênes et les violettes; et il butait à chaque pas en lui-même. En parlant de C… à ce dîner auquel il repensait, le docteur avait dit: «Déjà avant l’accident et depuis les attaques des journaux, j’avais rencontré C… je lui avais trouvé la mine jaune, les yeux creux, une sale tête!» Et le docteur avait passé sa main d’une adresse et d’une beauté célèbres sur sa figure rose et pleine, au long de sa barbe fine et bien soignée et chacun avait imaginé avec plaisir sa propre bonne mine comme un propriétaire s’arrête à regarder avec satisfaction son locataire, jeune encore, paisible et riche. Maintenant Honoré se regardant dans la glace était effrayé de «sa mine jaune», de sa «sale tête». Et aussitôt la pensée que le docteur dirait pour lui les mêmes mots que pour C…, avec la même indifférence, l’effraya. Ceux mêmes qui viendraient à lui pleins de pitié s’en détourneraient assez vite comme d’un objet dangereux pour eux; ils finiraient par obéir aux protestations de leur bonne santé, de leur désir d’être heureux et de vivre. Alors sa pensée se reporta sur Françoise, et, courbant les épaules, baissant la tête malgré soi, comme si le commandement de Dieu avait été là, levé sur lui, il comprit avec une tristesse infinie et soumise qu’il fallait renoncer à elle. Il eut la sensation de l’humilité de son corps incliné dans sa faiblesse d’enfant, émet sa résignation de malade, sous ce chagrin immense, et il eut pitié de lui comme souvent, à toute la distance de sa vie entière, il s’était aperçu avec attendrissement tout petit enfant, et il eut envie de pleurer.

      Il entendit frapper à la porte, on apportait les cartes qu’il avait demandées. Il savait bien qu’on viendrait chercher de ses nouvelles, car il n’ignorait pas que son accident était grave, mais tout de même, il n’avait pas cru qu’il y aurait tant de cartes, et il fut effrayé de voir que tant de gens étaient venus, qui le connaissaient si peu et ne se seraient dérangés que pour son mariage ou son enterrement. C’était un monceau de cartes et le concierge le portait avec précaution pour qu’il ne tombât pas du grand plateau, d’où elles débordaient. Mais tout d’un coup, quand il les eut toutes près de lui, ces cartes, le monceau lui apparut une toute petite chose, ridiculement petite vraiment, bien plus petite que la chaise, ou la cheminée. Et il fut plus effrayé encore que ce fût si peu, et se sentit si seul, que pour se distraire il se mit fiévreusement à lire les noms; une carte, deux cartes, trois cartes, ah! il tressaillit et de nouveau regarda: «Comte François de Couvres». Il devait bien pourtant s’attendre à ce que M. de Buivres vînt prendre de ses nouvelles, mais il y avait longtemps qu’il n’avait pensé à lui, et tout de suite la phrase de Buivres: «Il y avait ce soir quelqu’un qui a dû rudement se la payer, c’est François de Gouvres; – il dit qu’elle a un tempérament! mais il parait qu’elle est affreusement faite, et il n’a pas voulu continuer», lui revint, et sentant toute la souffrance ancienne qui du fond de sa conscience remontait en un instant à la surface, il se dit: «Maintenant je me réjouis si je suis perdu. Ne pas mourir, rester cloué là, et, pendant des années, tout le temps qu’elle ne sera pas auprès de moi, une partie du jour, toute la nuit, la voir chez un autre! Et maintenant. ce ne serait plus par maladie que je la verrais ainsi, ce serait sûr. Comment pourrait-elle m’aimer encore? un amputé!» Tout d’un coup il s’arrêta. «Et si je meurs, après moi?»

      Elle avait trente ans, il franchit d’un saut le temps plus ou moins long où elle se souviendrait, lui serait fidèle. Mais il viendrait un moment… «Il dit “qu’elle a un tempérament…” je veux vivre, je veux vivre et je veux marcher, je veux la suivre partout, je veux être beau, je veux qu’elle m’aime!»

      À ce moment, il eut peur en entendant sa respiration qui sifflait, il avait mal au côté, sa poitrine semblait s’être rapprochée de son dos, il ne respirait pas comme il voulait, il essayait de reprendre haleine et ne pouvait pas. À chaque seconde il se sentait respirer et ne pas respirer assez. Le médecin vint. Honoré n’avait qu’une légère attaque d’asthme nerveux. Le médecin parti, il fut plus triste; il aurait préféré que ce fût plus grave et être plaint. Car il sentait bien que si cela n’était pas grave, autre chose l’était et qu’il s’en allait. Maintenant il se rappelait toutes les souffrances physiques de sa vie, il se désolait; jamais ceux qui l’aimaient le plus ne l’avaient plaint sous prétexte qu’il était nerveux. Dans les mois terribles qu’il avait passés après son retour avec Buivres, quand à sept heures il s’habillait après avoir marché toute la nuit, son frère qui se réveillait un quart d’heure les nuits qui suivent des dîners trop copieux lui disait:

      «Tu t’écoutes trop; moi aussi, il y a des nuits où je ne dors pas. СКАЧАТЬ