Название: La Guerre et la Paix (Texte intégral)
Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066445522
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«Mais, mon cher monsieur Pierre, dit-elle, comment pouvez-vous expliquer la conduite du grand homme qui met à mort un duc, disons même tout simplement un homme, lorsque cet homme n’a commis aucun crime, et cela sans jugement?
– J’aurais également demandé à monsieur, dit le vicomte, de m’expliquer le 18 brumaire. N’était-ce point une trahison, ou, si vous aimez mieux, un escamotage qui ne ressemble en rien à la manière d’agir d’un grand homme?
– Et les prisonniers d’Afrique massacrés par son ordre, s’écria la petite princesse, c’est épouvantable!
– C’est un roturier, vous avez beau dire,» ajouta le prince Hippolyte.
Pierre, ne sachant plus à qui répondre, les regarda tous en souriant, non pas d’un sourire insignifiant et à peine visible, mais de ce sourire franc et sincère qui donnait à sa figure, habituellement sévère et même un peu morose, une expression de bonté naïve, semblable à celle d’un enfant qui implore son pardon.
Le vicomte, qui ne l’avait jamais vu, comprit tout de suite que ce jacobin était moins terrible que ses paroles. On se taisait.
«Comment voulez-vous qu’il vous réponde à tous? Dit tout à coup le prince André. N’y a-t-il pas une différence entre les actions d’un homme privé et celles d’un homme d’État, d’un grand capitaine ou d’un souverain? Il me semble du moins qu’il y en a une.
– Mais sans doute, s’écria Pierre, tout heureux de cet appui inespéré.
– Napoléon, sur le pont d’Arcole ou tendant la main aux pestiférés dans l’hôpital de Jaffa, est grand comme homme, et il est impossible de ne pas le reconnaître; mais il y a, c’est vrai, d’autres faits difficiles à justifier,» continua le prince André, qui tenait visiblement à réparer la maladresse des discours de Pierre et qui se leva sur ces derniers mots, en donnant ainsi à sa femme le signal du départ.
Le prince Hippolyte fit de même, mais tout en engageant d’un geste de la main tous ceux qui allaient suivre cet exemple à ne pas bouger.
«À propos, dit-il vivement, on m’a conté aujourd’hui une anecdote moscovite charmante; il faut que je vous en régale. Vous m’excuserez, vicomte; je dois la dire en russe; on n’en comprendrait pas le sel autrement…»
Et il entama son histoire en russe, mais avec l’accent d’un Français qui aurait séjourné un an en Russie:
«Il y a à Moscou une dame, une grande dame, très avare, qui avait besoin de deux valets de pied de grande taille pour placer derrière sa voiture… Or cette dame avait aussi, c’était son goût, une femme de chambre de grande taille…»
Ici le prince Hippolyte se mit à réfléchir, comme s’il éprouvait une certaine difficulté à continuer son récit:
«Elle lui dit; oui, elle lui dit: Fille une telle, mets la livrée et monte derrière la voiture; je vais faire des visites…»
À cet endroit, le prince Hippolyte éclata de rire, mais par malheur il n’y eut pas d’écho dans son auditoire, et le conteur parut éprouver de cet insuccès une impression défavorable. Plusieurs se décidèrent pourtant à sourire, entre autres la vieille dame et MlleSchérer.
… Elle partit; tout à coup il s’éleva un ouragan; la fille perdit son chapeau, et ses longs cheveux se dénouèrent.»
Ne pouvant se contenir davantage, il fut pris d’un accès de rire si bruyant qu’il en suffoquait.
«… Oui, acheva-t-il en se tordant, ses longs cheveux se dénouèrent… et toute la ville l’a su!»
Et l’anecdote finit là. Personne, à vrai dire, n’en avait compris le sens, ni pourquoi elle devait être nécessairement contée en russe. Mais Anna Pavlovna et quelques autres surent gré au narrateur d’avoir si adroitement mis fin à l’ennuyeuse et désagréable sortie de M. Pierre. La conversation s’éparpilla ensuite en menus propos, en remarques insignifiantes sur le bal à venir et sur le bal passé, sur les théâtres, le tout entremêlé de questions pour savoir où et quand on se retrouverait.
V
Après cet incident, les hôtes d’Anna Pavlovna la remercièrent de sa charmante soirée et se retirèrent un à un.
D’une taille peu ordinaire, carré des épaules, et maladroit à l’extrême, Pierre avait aussi, entre autres désavantages physiques, des mains énormes et rouges; il ne savait pas entrer dans un salon, encore moins en sortir comme il convient et après avoir débité de jolies phrases. Grâce à sa distraction proverbiale, il avait pris en se levant, au lieu de son chapeau, le tricorne à plumet d’un général, qu’il se mit à tirailler jusqu’au moment où le légitime propriétaire, effrayé, parvint à se le faire rendre. Mais, il faut le dire, tous ces défauts et toutes ces gaucheries étaient rachetés par sa bienveillance, sa candeur et sa modestie.
MlleSchérer, se tournant vers lui, le salua comme pour lui octroyer son pardon, avec une mansuétude toute chrétienne.
«J’espère, lui dit-elle, avoir encore le plaisir de vous voir; mais j’espère également, mon cher monsieur Pierre, que d’ici là vous aurez changé d’opinions.»
Il ne lui répondit rien; mais, quand il lui rendit son salut, tous les assistants purent voir sur ses lèvres ce franc sourire qui avait l’air de dire: «Après tout, les opinions sont des opinions, et vous voyez que je suis un bon et brave garçon.» C’était si vrai que tous, y compris MlleSchérer, le sentirent instinctivement.
Le prince André avait suivi dans l’antichambre sa femme et le prince Hippolyte, qu’il écoutait avec indifférence, en se faisant donner son manteau par un laquais. Le prince Hippolyte, le lorgnon dans l’œil, debout à côté de la gentille petite princesse, la regardait obstinément.
«Allez-vous-en, Annette, disait la jeune femme en prenant congé d’elle; vous aurez froid! C’est convenu!» ajouta-t-elle tout bas.
Anna Pavlovna avait eu le temps de causer avec Lise du mariage projeté entre sa belle-sœur et Anatole:
«Je compte sur vous, ma chérie, répondit-elle également à voix basse. Vous lui en écrirez un mot, et vous me direz comment le père envisage la chose. Au revoir!…»
Et elle rentra au salon.
Le prince Hippolyte se rapprocha de la petite princesse et, se penchant au-dessus d’elle, lui parla de très près en chuchotant.
Deux laquais, le sien et celui de la princesse, l’un tenant un surtout d’officier, l’autre un châle, attendaient qu’il eût fini ce bavardage en français, qu’ils semblaient écouter, СКАЧАТЬ