Название: La Guerre et la Paix (Texte intégral)
Автор: León Tolstoi
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066445522
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«On dit qu’il était très beau en prononçant ces paroles,» ajouta-t-il, en les répétant en italien: «Dio mi la dona, guai a chi la toca!»
«J’espère, continua Anna Pavlovna, que ce sera là la goutte d’eau qui fera déborder le vase. En vérité, les souverains ne peuvent plus supporter cet homme, qui est pour tous une menace vivante.
– Les souverains! Je ne parle pas de la Russie, dit le vicomte poliment et avec tristesse, les souverains, madame? Qu’ont-ils fait pour Louis XVI, pour la reine, pour Madame Élisabeth? Rien, continua-t-il en s’animant, et, croyez-moi, ils sont punis pour avoir trahi la cause des Bourbons. Les souverains? Mais ils envoient des ambassadeurs complimenter l’Usurpateur…» Et, après avoir poussé une exclamation de mépris, il changea de pose.
Le prince Hippolyte, qui n’avait cessé d’examiner le vicomte à travers son lorgnon, se tourna à ces mots tout d’une pièce vers la petite princesse pour lui demander une aiguille, avec laquelle il lui dessina sur la table l’écusson des Condé, et il se mit à le lui expliquer avec une gravité imperturbable, comme si elle l’en avait prié:
«Bâton de gueules engrêlés de gueule et d’azur, maison des Condé.»
La princesse écoutait et souriait.
«Si Bonaparte reste encore un an sur le trône de France, dit le vicomte, en reprenant son sujet comme un homme habitué à suivre ses propres pensées sans prêter grande attention aux réflexions d’autrui dans une question qui lui est familière, les choses n’en iront que mieux: la société française, je parle de la bonne, bien entendu, sera à jamais détruite par les intrigues, la violence; l’exil et les condamnations… et alors…»
Il haussa les épaules en levant les bras au ciel. Pierre voulut intervenir mais Anna Pavlovna, qui le guettait, le devança.
«L’empereur Alexandre, commença-t-elle avec cette inflexion de tristesse qui accompagnait toujours ses réflexions sur la famille impériale, a déclaré laisser aux Français eux-mêmes le droit de choisir la forme de leur gouvernement, et je suis convaincue que la nation entière, une fois délivrée de l’Usurpateur, va se jeter dans les bras de son roi légitime.»
Anna Pavlovna tenait, comme on le voit, à flatter l’émigré royaliste.
«C’est peu probable, dit le prince André. Monsieur le vicomte suppose avec raison que les choses sont allées très loin, et il sera, je crois, difficile de revenir au passé.
– J’ai entendu dire, ajouta Pierre en se rapprochant d’eux, que la plus grande partie de la noblesse a été gagnée par Napoléon.
– Ce sont les bonapartistes qui l’assurent, s’écria le vicomte sans regarder Pierre.
– Il est impossible de savoir quelle est aujourd’hui l’opinion publique en France.
– Bonaparte l’a pourtant dit, reprit le prince André avec ironie, car le vicomte lui déplaisait, et c’était lui que visaient ses saillies. «Je leur ai montré le chemin de la gloire, ils n’en n’ont pas voulu, – ce sont les paroles que l’on prête à Napoléon; – je leur ai ouvert mes antichambres, ils s’y sont «précipités en foule…» Je ne sais pas à quel point il avait le droit de le dire.
– Il n’en avait aucun, répondit le vicomte; après l’assassinat du duc d’Enghien, les gens les plus enthousiastes ont cessé de voir en lui un héros, et si même il l’avait été un moment aux yeux de certaines personnes, ajouta-t-il en se tournant vers Anna Pavlovna, après cet assassinat il y a eu un martyr de plus au ciel, et un héros de moins sur la terre.»
Ces derniers mots du vicomte n’avaient pas encore été salués d’un sourire approbatif, que déjà Pierre s’était de nouveau élancé dans l’arène, sans laisser à Anna Pavlovna, qui pressentait quelque chose d’exorbitant, le temps de l’arrêter.
«L’exécution du duc d’Enghien, dit Pierre, était une nécessité politique, et Napoléon a justement montré de la grandeur d’âme en assumant sur lui seul la responsabilité de cet acte.
– Dieu! Dieu! Murmura MlleSchérer avec horreur.
– Comment, monsieur Pierre, vous trouvez qu’il y a de la grandeur d’âme dans un assassinat? Dit la petite princesse en souriant et en attirant à elle son ouvrage.
– Ah! Ah! Firent plusieurs voix.
– Capital!» s’écria le prince Hippolyte en anglais.
Et il se frappa le genou de la main. Le vicomte se borna à hausser les épaules.
Pierre regarda gravement son auditoire par-dessus ses lunettes.
«Je parle ainsi, continua-t-il, parce que les Bourbons ont fui devant la Révolution, en laissant le peuple livré à l’anarchie! Napoléon seul a su comprendre et vaincre la Révolution, et c’est pourquoi il ne pouvait, lorsqu’il avait en vue le bien général, se laisser arrêter par la vie d’un individu.
– Ne voulez-vous pas passer à l’autre table?» dit Anna Pavlovna.
Mais Pierre, s’animant de plus en plus, continua son plaidoyer sans lui répondre:
«Oui, Napoléon est grand parce qu’il s’est placé au-dessus de la Révolution, qu’il en a écrasé les abus en conservant tout ce qu’elle avait de bon, l’égalité des citoyens, la liberté de la presse et de la parole, et c’est par là qu’il a conquis le pouvoir.
– S’il avait rendu ce pouvoir au roi légitime, sans en profiter pour commettre un meurtre, je l’aurais appelé un grand homme, dit le vicomte.
– Cela lui était impossible. La nation ne lui avait donné la puissance que pour qu’il la débarrassât des Bourbons; elle avait reconnu en lui un homme supérieur. La Révolution a été une grande œuvre, continua Pierre, qui témoignait de son extrême jeunesse, en essayant d’expliquer ses opinions et en émettant des idées avancées et irritantes.
– La Révolution et le régicide une grande œuvre! Après cela, … Mais ne voulez-vous pas passer à l’autre table? Répéta Anna Pavlovna.
– Le Contrat social! Repartit le vicomte avec un sourire de résignation.
– Je ne parle pas du régicide, je parle de l’idée.
– Oui, l’idée du pillage, du meurtre et du régicide, dit en l’interrompant une voix ironique.
– Il est certain que ce sont là les extrêmes; mais le fond véritable de l’idée, c’est l’émancipation des préjugés, l’égalité des citoyens, et tout cela a été conservé par Napoléon dans son intégrité.
– La liberté! L’égalité! Dit avec mépris le vicomte, qui était décidé à démontrer au jeune homme toute l’absurdité СКАЧАТЬ