Название: La Louve
Автор: Paul Feval
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066330422
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–Tout le monde ici! ordonna maître Alain Polduc, qui venait de fermer son registre.
Peu à peu, les rangs s’étaient éclaircis autour de la croisée, à mesure que l’auditoire de dame Michon Guitan devenait plus nombreux. On s’empressa d’obéir à maître Alain, et chacun, gardant l’impression triste du récit de la femme de charge, revint vers le bureau de l’intendant. On regardait cet homme-là, comme dame Michon l’appelait, et, sur son visage détesté, les fermiers de Rohan découvraient je ne sais quelle menace fatale.
–Les comptes sont justes pour cette année, mes chers amis, dit maître Alain, qui épanouit sur ses lèvres son meilleur sourire; maintenant, nous allons régler l’arriéré.
Ce ne fut qu’un cri dans toute la salle. L’arriéré avait pour cause ce grand désastre dont Michon Guitan venait de parler: la rupture des digues de Paintourteau et le débordement de la Vilaine. La récolte avait été ravagée, et cette réclamation inattendue n’était rien moins que la ruine pour la plupart des métayers. Le tumulte montait, parce que Alain, renversé sur sa chaise, souriait toujours et semblait provoquer la foule. Il ne disait mot, laissant grandir la clameur et tournant ses pouces comme un brave homme bien content. Les femmes pleuraient, les hommes allaient bientôt menacer.
–Au temps jadis, disait le vieux Jouachin, Rohan aidait ses vassaux au lieu de les écraser!
–Si notre jeune monsieur était en vie, reprenait une ménagère, il intercéderait pour nous.
–Et Valentine de Rohan, demandait une autre, sait-elle comment on traite les serviteurs de son père?
Une voix s’éleva dans l’ombre à l’extrémité opposée de la salle et répondit:
–Rohan le sait-il lui-même?
–Dame Michon a raison, s’écria-t-on de toutes parts; Rohan ne sait pas, Rohan est un bon maître. Rohan, Rohan! nous voulons voir Rohan!
Alain Polduc fit. un geste dédaigneux pour réclamer le silence.
–Vous ne verrez pas Rohan, dit-il; mon noble cousin n’a pas le temps de s’occuper de vous.
Dame Michon Guitan avait quitté sa place sous le manteau de la cheminée, elle marcha jusqu’à l’intendant, appuyée sur sa quenouille, dont elle se servait en guise de bâton, et vint se mettre debout en face de lui.
–As-tu donc intérêt à mentir, Alain Polduc? prononça-t-elle assez haut pour que tout le monde pût l’entendre. Rohan viendrait, si la voix de ses vassaux arrivait jusqu’à lui.
–Femme, répliqua l’intendant qui fronça le sourcil, mêlez-vous de ce qui vous regarde!
–Tout ce qui regarde Rohan me regarde, Alain Polduc, poursuivit dame Michon.
Et se tournant vers les vassaux, elle ajouta:
–Les murs sont épais ici et Rohan se fait vieux; appelez-le par son nom tous ensemble!
La voûte trembla au cri des tenanciers qui appelèrent par trois fois: Rohan!Rohan! Rohan!
Dame Michon écarta les rangs avec sa quenouille et traversa la salle dans toute sa longueur pour gagner la draperie d’argent dont les plis retombaient au-devant du maître escalier. Elle fit glisser la draperie sur sa tringle et chacun put voir, tout en haut des marches, un vieillard à longue barbe blanche qui descendait les degrés lentement.
Il se fit aussitôt un profond silence qui permit d’entendre dans la cour le sabot des chevaux battant le pavé sonore, le sauvage murmure des grands chiens accouplés et les mots consacrés du noble langage des veneurs. Métayers et ménagères firent la haie, tandis que les jeunes filles, rouges d’émotion, se rangeaient au bas de l’escalier avec leurs gros bouquets d’aubépine. Ce vieillard à barbe blanche, c’était Rohan, qui venait voir ce que lui voulaient ses vassaux.
III
LE CIERGE DE LA SAINT-JEAN
On disait en manière de proverbe, aux États de Bretagne: «Hardi comme Cheffontaines, fier comme Rieux, beau comme Rohan.»
Gui III, comte de Rohan-Polduc, avait alors plus de soixante ans; bien des malheurs avaient traversé sa longue vie; mais il portait merveilleusement sa vieillesse, et, sans la barbe blanche qui bouclait sur sa poitrine, vous l’eussiez pris pour un homme dans la force de l’âge.
Il était de haute taille et sa figure avait cette régularité parfaite qui était comme un privilége de sa race; le costume de chasse qu’il avait revêtu ce matin faisait ressortir le mâle dessin de ses membres. A Rennes, ni à Nantes, pas un tueur de loups n’eût porté mieux que lui la jaquette tailladée, la culotte de cuir et les bottes fortes armées d’éperons d’acier.
Encore, pour l’admirer à son avantage, fallait-il le voir à cheval. A Nantes, à Rennes, voire à la cour de Paris, cette huitième merveille du monde, vous eussiez cherché en vain un cavalier de sa valeur.
Il descendit les degrés lentement et d’un air pensif. Il avait, au lieu d’épée, un coutelas dans sa gaîne et tenait son fouet à la main; son visage semblait pâli entre les boucles de ses longs cheveux blancs et les touffes neigeuses de sa barbe; il n’avait point encore levé les yeux. Dans la salle, on n’entendait plus que le bruit des respirations contenues.
Sur l’avant-dernière marche, Rohan s’arrêta et son regard parcourut la foule, respectueusement inclinée.
–Bonjour, bonnes gens, dit-il; j’ai entendu que vous m’appeliez, et me voilà; que me voulez-vous?
La foule s’agita au lieu de répondre; personne n’osait plus.
–Eh bien1reprit Rohan avec un sourire triste, est-ce que je vous fais peur?
–Ils savent bien qu’ils sont dans leur tort, dit de loin Alain Polduc, qui était debout et découvert au-devant de sa table.
Yaumy, le joli sabotier, avait réussi à se glisser derrière lui, et lui parlait depuis un instant déjà.
–Grâce! grâce! firent quelques voix timides.
Les fillettes agitèrent leurs bouquets, dont l’amer et doux parfum emplissait la salle; les ménagères étendirent leurs mains suppliantes et répétèrent: «Grâce! grâce!» tandis que les hommes restaient immobiles et tête baissée au second plan.
–Comme notre monsieur est pâle1murmura le vieux Jouachin à l’oreille de dame Michon, sa commère. Je ne lui ai jamais vu cette flamme sombre dans le regard.
–Cet homme-là était auprès de son lit à son réveil, répliqua la bonne femme en tournant la tête à demi vers maître Alain Polduc.
Elle СКАЧАТЬ