Название: Argent et Noblesse
Автор: Hendrik Conscience
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066087012
isbn:
—Bah, bah, il n'est pas malade, répliqua le vieux charpentier. Je n'ai jamais été un grand buveur, mais je ne puis pas dire qu'étant jeune je ne me sois pas quelquefois oublié en compagnie de bons camarades; je connais la chose. Ce jeune monsieur, quand il aura dormi pendant quelques heures, ne ressentira plus rien qu'un grand mal de tête. Laissez-le reposer.
—Ciel, il pourrait donc passer toute la nuit dans notre maison? s'écria Lina avec une certaine inquiétude. Non, non, grand-père, conduisons-le à l'Aigle d'or. Là on est habitué à donner à loger. Si c'est absolument nécessaire, je vous aiderai. Avec un peu de peine nous finirons par y arriver.
—Mais pourquoi parais-tu si effrayée, Lina? Ce jeune homme ne fera de mal à personne. Il est tout à fait sans connaissance. A l'Aigle d'or il y a sans doute encore du monde. Pensez donc quelle honte ce serait pour lui si nous l'amenions là dans un pareil état. On rirait et on se moquerait de lui. Nous pouvons et nous devons lui épargner cette confusion.
—C'est vrai, c'est vrai, s'écria la jeune fille; mais que faire alors?
—Rien de plus simple. Je vais tirer les bottines du jeune monsieur et je le coucherai tout habillé sur mon lit où il pourra dormir tout son saoul.
—Mais vous alors, grand-père?
—Je resterai ici, près du poêle, et dormirai sur une chaise.
—Ça ne se peut pas, exposer votre santé!
—Aimerais-tu mieux rester toi-même ici, Lina?
—Moi? Oh! non, j'ai peur.
—Bah, bah. Quand Jacques le jardinier était si gravement malade, j'ai passé plus de dix nuits à veiller auprès de son lit. Cela m'a-t-il fait du mal? Ne discutons pas plus longtemps. Va chercher son chapeau, Lina, il est sous le noyer. Et vous, Anna, aidez-moi à porter cet endormi sur mon lit.
La jeune fille revint avec le chapeau et ne voyant plus personne elle fit quelques pas pour entrer dans la chambre à coucher de son grand-père; mais elle s'arrêta hésitante et recula comme si elle était retenue par une terreur secrète.
Sa mère sortit seule de la chambre et dit d'un air content:
—Il dort comme une pierre, le pauvre garçon. Grand-père est en train de le bien couvrir; car il ne fait pas trop chaud là-dedans. C'est dommage tout de même, n'est-ce pas, ma fille, que de pareils gens qui sont riches et qui peuvent jouir en paix de tout ce que leur cœur désire, s'abîment la santé par des excès et se rendent la vie amère.
Lina prit la main de sa mère et, sans répondre à sa question, lui dit en baissant la voix:
—Savez-vous, mère, pourquoi j'étais si agitée et pourquoi j'avais si peur? Vous ne le croirez pas, car c'est étrange. Ce jeune homme, devinez qui il est?
—Le connais-tu donc, Lina?
—Oui, je le connais, ma mère.—C'est Herman Steenvliet.
—Herman Steenvliet?
—Oui, ce petit garçon avec qui je jouais quand j'étais enfant.
—Ah, tu te trompes, c'est impossible, murmura la femme avec un rire d'incrédulité.
—Non, non, mère, soyez-en sûre; c'est bien lui.
—Père, venez donc ici! cria la femme en voyant paraître le vieillard. Lina a une idée singulière. Elle croit que le jeune monsieur qui dort là dans votre chambre est le fils de Charles Steenvliet.
—Le fils de M. Sleenvliet, le riche entrepreneur? Bah, Lina, tu te trompes certainement.
—Je ne me trompe pas, grand-père; depuis mon enfance je n'ai plus revu Herman Steenvliet, et cependant je ne puis pas me tromper; un seul regard de ses grands yeux bruns a suffi pour me le faire reconnaître.
—Tout est possible, dit le vieux charpentier, nous allons le savoir immédiatement. Il est couché sur le dos, et il dort si profondément qu'un coup de canon ne le réveillerait pas. Regardons-le de près avec la lumière.
Les femmes le suivirent. Tandis qu'il tenait la lampe élevée au-dessus de la tête du dormeur tous les trois regardaient attentivement son visage sans dire un mot; et au bout d'un instant ils quittèrent la chambre, toujours silencieux.
—Ce n'est pas lui, tu t'es trompée, dit le grand-père.
—Il ne lui ressemble pas du tout, affirma la mère. Ç'a été une illusion de tes sens.
—Oui, maintenant qu'il a les yeux fermés je ne sais vraiment pas ce que je dois en penser, dit la jeune fille hésitante. Je me serai peut-être trompée en effet.
Et elle s'assit toute pensive près du poêle.
—C'eût été un hasard surprenant, dit le vieillard. M. Steenvliet, le riche entrepreneur qui habite maintenant à Bruxelles, au quartier Léopold, une maison qui ressemble à un palais, était autrefois, a Ruysbroeck, le voisin de ton père, Lina, un simple manœuvre de maçon, un ouvrier comme lui.
—Je le sais, grand-père, ils étaient bons amis.
—C'est-à-dire, fit observer la veuve, c'était de bonnes connaissances, mais pas des amis de cœur, car Charles Steenvliet était un peu fier. D'ailleurs feu ton père était charpentier et Steenvliet était maçon. Ils ne fréquentaient pas les mêmes camarades; mais il est vrai cependant, Lina, que tu as joué presque tous les jours avec le fils Steenvliet, un bel et brave enfant, qui ne paraissait prendre plaisir que dans ta compagnie.
—Et comment cet apprenti maçon, ce M. Steenvliet, veux-je dire, est-il devenu depuis lors immensément riche?
—Peuh, les gens en parlent différemment, répondit la femme en levant les épaules.
—Oh! la chose est très simple, dit le grand-père, on voit souvent s'élever de ces fortunes étonnantes. Déjà, lorsque ton père vivait encore, Charles Steenvliet, qui était un bon ouvrier et un gaillard audacieux, avait risqué quelques petites entreprises et amassé ainsi un peu d'argent. Peu à peu il a fait des entreprises plus considérables, et il a fait ses affaires avec tant de bonheur qu'il a trouvé de gros bailleurs de fonds. C'est ainsi que sa fortune s'est accrue rapidement, et enfin, en entreprenant de grands travaux publics en pays étrangers il a gagné des sommes énormes; des millions, à ce qu'on dit.
—Si riche! Se rappellerait-il l'amitié de feu mon père? murmura la jeune fille.
—Je ne le crois pas, mon enfant. Il y a plus de quinze ans que mon pauvre fils a été enlevé subitement par le choléra, et alors Steenvliet était déjà allé demeurer à Bruxelles… Ne nous laissons pas attrister par ces douloureux souvenirs.
Il essuya avec son doigt une larme qui perlait au bord de sa paupière. Lina baissa les yeux et poussa un soupir; mais, n'entendant plus la voix de son grand-père, elle releva la tête et lui demanda, probablement pour dissiper sa tristesse:
—Et n'avez-vous plus jamais vu M. Steenvliet depuis СКАЧАТЬ