Название: Argent et Noblesse
Автор: Hendrik Conscience
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066087012
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—Mal, comment l'entendez-vous, grand-père?
—Maintenant, mes enfants, desservez d'abord la table et puis je vous dirai ce qui m'a fait de la peine.
La jeune fille se dépêcha de porter dans la laverie le pot, les assiettes et les cuillers, revint, prit une chaise à côté du vieillard et murmura en le regardant curieusement:
—Eh bien? eh bien?
—Ah! mes enfants, dit-il, depuis quelques semaines il se passe de malheureuses choses à l'Aigle d'or; il y vient de temps en temps de riches messieurs de la ville qui y dépensent en un après-midi plus d'argent qu'il n'en faut pour soutenir pendant une année entière une famille d'ouvriers.—Vous croyez que j'exagère? Ils y boivent du vin et ils le font couler par terre à pleins ruisseaux; et ce vin coûte douze francs la bouteille!
—Douze francs! comment est-ce possible? s'écria la veuve, à moins que ce soit de l'argent fondu!
—Non, Anna, au contraire, c'est un breuvage fade. L'aubergiste m'en a fait goûter à la cave, cela a le goût d'eau sucrée et cela pique un peu le nez comme de la bière de Louvain qui est depuis longtemps en bouteille. Ça s'appelle du Champagne. Mais ce breuvage n'est pas aussi inoffensif qu'il le paraît. Il pousse d'abord les gens à la gaieté, il les étourdit ensuite et leur fait perdre la tête….. J'étais à mon travail dans la cave lorsque le jeu a commencé. Comme la porte de la salle du restaurant était presque constamment ouverte, j'entendais les sons de leurs voix confuses et j'entendais en partie ce qu'ils criaient; car ils parlaient tous d'un ton très élevé. Le reste me fut raconté par l'aubergiste ou par la servante, qui descendaient à chaque instant à la cave pour prendre de nouvelles bouteilles. Quelque chose d'incroyable me fit frémir de surprise et de honte. A travers tout le bruit qu'ils faisaient, j'entendais les filles de l'Aigle d'or éclater du rire et crier à l'aide comme des enfants qu'on poursuit en jouant… et, pensez donc, on avait parié là-haut vingt bouteilles que Léocadie avait les bras plus gros que sa sœur Isabelle. Les jeunes filles ne paraissaient pas disposées a laisser mesurer leurs bras par les parieurs en gaieté; mais l'aubergiste les y a forcées!
—Est-ce possible? murmura Lina.
—L'argent, l'argent, mon enfant. L'aubergiste gagne huit francs sur chaque bouteille. Ce pari lui a fait gagner cent soixante francs en moins d'une heure, autant qu'un bon ouvrier en deux mois. Mais ses enfants n'y perdront-elles pas leur bonheur et leur honneur? Voilà la triste question. L'argent qu'on gagne d'une pareille façon ne peut pas profiter. Dieu est trop juste pour ça. La servante a bien voulu me faire accroire qu'Isabelle avait beaucoup de chances de se marier avec un de ces beaux messieurs de la ville; mais la pauvre fille, sans le savoir peut-être, sert de jouet à ces jeunes libertins… Et ce n'est pas encore tout; les choses devaient encore aller plus mal. A peine avaient-ils vidé une partie des vingt bouteilles, que leur gaieté bruyante se changea petit à petit en une scène scandaleuse de débauche. J'entendis tout à coup, au milieu des cris aigus, le bruit des tables et des chaises renversées et des verres qui se brisaient en tombant par terre. Effrayé et voulant venir en aide à l'aubergiste, je montai précipitamment. Il y avait au milieu de la salle de café un très jeune monsieur aux cheveux ébouriffés et aux regards allumés, qui mettait en pièces tout ce qu'il pouvait atteindre. Ses compagnons, l'hôtelier et ses filles assistaient en riant à ces actes de sauvagerie. Je ne savais que penser. Le garde-champêtre accourut pour expulser au nom de la loi ces ivrognes de l'Aigle d'or. J'entendis l'hôtelier lui dire: «Ces Messieurs s'amusent et ne font pas de mal. Si je trouve bon ce qui se passe dans ma maison, personne n'a le droit de s'en mêler.» Et le garde-champêtre s'est éloigné en levant les épaules. Le fait est que l'aubergiste, comme il me l'a dit lui-même à l'oreille, se fera payer au double et au triple la valeur des objets qu'on a brisés chez lui.
—Et ils ont sans doute fini par se battre, grand-père?
—Non, mon enfant. Ces messieurs, en jetant par terre les verres et les bouteilles, n'avaient pas l'air d'être fâchés. Je le comprends, c'est par orgueil qu'ils agissent ainsi. Ils ne peuvent pas dépenser assez d'argent rien qu'à boire, alors ils cassent tout et versent par terre le vin précieux pour montrer que l'argent n'a pas de valeur pour eux.
—Ah! c'est affreux! soupira la femme. Il y a des milliers de pauvres gens, frappés par le malheur ou la maladie, qui souffrent de la faim avec femme et enfants. Quelques francs les sauveraient, les rendraient riches, leur feraient bénir la main qui les aiderait dans leur détresse, et là on gaspille, on dissipe l'argent dans de scandaleuses débauches!
—Mais, mais, comme ces gens-là doivent être riches! murmura la jeune fille, en levant les mains.
—C'est l'argent de leurs parents qu'ils dissipent, répondit le vieillard. Un argent durement gagné peut-être et épargné sou à sou. Qui sait si chaque pièce d'or ne coûte pas des larmes à leur père et surtout à leur mère?… Il y avait dans la bande un des plus extravagants à qui on donnait le nom de baron. Cela m'a rappelé une bien triste histoire. Anna, vous souvenez-vous bien encore de la baronne qui a habité dans le temps le château appartenant actuellement à M. Dalster? Elle était veuve, la bonne et charitable femme, et elle n'avait qu'un fils. Celui-ci fit pendant de longues années comme ces jeunes gens de l'Aigle d'or, peut-être encore pis, rien ne pouvait le retenir, ni le désespoir de sa mère, ni la misère qui approchait à grands pas. Il fallut vendre beaucoup de terres, puis le château, et la pauvre baronne, accablée de honte, le cœur brisé, tomba gravement malade et mourut peu de temps après… Vers cette époque, pendant l'hiver, il y avait un maçon, père de beaucoup d'enfants,—il s'appelle Henri Knop—qui, sans ouvrage depuis longtemps et poussé par la faim, alla voler la nuit dans une ferme un panier de pommes de terre. Il fut condamné à cinq ans de prison, obtint par sa bonne conduite une diminution de peine et fut mis en liberté dès la troisième année. Il déplorait son méfait et était résolu à gagner désormais honnêtement son pain. Cependant personne ne voulut lui donner de l'ouvrage, on l'évita, lui et les siens, comme une famille flétrie, et à la fin il se vit réduit à quitter le village avec sa femme et ses enfants, pour ne pas mourir de faim devant l'impitoyable aversion des habitants. Ce qu'il est devenu depuis personne n'en sait rien.
Le vieillard se tut un moment et les femmes, péniblement affectées par son récit fait d'une voix altérée, ne trahissaient leur émotion qu'en secouant tristement la tête et en murmurant à voix basse.
Il reprit en souriant amèrement:
—Et le fils de la baronne, demanderez-vous? Le parricide sans âme? Lui aussi, croyez-vous, a continué à être poursuivi par le mépris public? Eh bien, pas du tout. Plus tard, il a hérité d'un oncle et il est redevenu riche; maintenant petits et grands lui parlent le chapeau à la main; il est baron et bourgmestre… Ah! mes enfants, les hommes ne sont pas toujours justes, heureusement il y a là-haut un juge suprême qui ne se laisse influencer ni par l'argent ni par la naissance, et celui qui a martyrisé ou humilié sa mère ne trouvera pas de grâce devant ses yeux.
Les deux femmes échangèrent encore tristement quelques réflexions sur la lâche conduite des jeunes gens à l'auberge de l'Aigle d'or; mais Jean Wouters, abîmé dans ses pénibles pensées, ne prit plus part à l'entretien que par quelques monosyllabes.
Lina se leva, passa dans la chambre voisine et revint avec une pipe et une boite à tabac en cuivre.
—Prenez, grand-père, dit-elle, voilà votre tabac. Laissons de côté toutes ces tristes pensées. Nous ne sommes pas riches et nous pouvons nous estimer heureux de n'être pas coupables de ces vilaines choses. Faites-moi СКАЧАТЬ