Название: Les mystères du peuple, Tome I
Автор: Эжен Сю
Издательство: Public Domain
Жанр: История
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Et Georges prit dans un coin, une jolie petite table de bois de noyer, bien luisante, pareille à celle dont se servent les malades pour manger dans leur lit; et après y avoir placé l'écuelle de soupe au lait, il la mit devant le vieillard.
– Il n'y a que toi, mon enfant, pour avoir des attentions pareilles, dit-il au jeune homme.
– Ce serait bien le diable, grand-père, si en ma qualité de menuisier-ébéniste, je ne vous avais pas fabriqué cette table qui vous est commode.
– Oh! tu as réponse à tout… je le sais bien, dit le vieillard.
Et il commença de manger d'une main si vacillante que deux ou trois fois sa cuiller se heurta contre ses dents.
– Ah! mon pauvre enfant, – dit-il tristement à son petit-fils… – vois donc comme mes mains tremblent? il me semble que cela augmente tous les jours.
– Allons donc, grand-père! il me semble, au contraire, que cela diminue…
– Oh non, va, c'est fini… bien fini… il n'y a pas de remède à cette infirmité.
– Eh bien! que voulez-vous? il faut en prendre votre parti…
– C'est ce que j'aurais dû faire depuis que ça dure, et pourtant je ne peux pas m'habituer à cette idée d'être infirme et à ta charge jusqu'à la fin de mes jours.
– Grand-père… grand-père, nous allons nous fâcher.
– Pourquoi aussi ai-je été assez bête pour prendre le métier de doreur sur métaux? Au bout de quinze ou vingt ans, et souvent plus tôt, la moitié des ouvriers deviennent de vieux trembleurs comme moi; mais comme moi ils n'ont pas un petit-fils qui les gâte…
– Grand-père!
– Oui, tu me gâtes, je te le répète… tu me gâtes…
– C'est comme ça! eh bien, je va joliment vous rendre la monnaie de votre pièce, c'est mon seul moyen d'éteindre votre feu, comme nous disait la théorie du régiment. Or donc, moi je connais un excellent homme, nommé le père Morin; il était veuf et avait une fille de dix-huit ans…
– Georges! écoute…
– Pas du tout… Ce digne homme marie sa fille à un brave garçon, mais tapageur en diable. Un jour il reçoit un mauvais coup dans une rixe, de sorte qu'au bout de deux ans de mariage il meurt, laissant sa jeune femme avec un petit garçon sur les bras.
– Georges… Georges…
– La pauvre jeune femme nourrissait son enfant; la mort de son mari lui cause une telle révolution qu'elle meurt… et son petit garçon reste à la charge du grand-père.
– Mon Dieu, Georges! que tu es donc terrible! À quoi bon toujours parler de cela, aussi?
– Cet enfant, il l'aimait tant qu'il n'a pas voulu s'en séparer. Le jour, pendant qu'il allait à son atelier, une bonne voisine gardait le mioche; mais, dès que le grand-père rentrait, il n'avait qu'une pensée, qu'un cri… son petit Georges. Il le soignait aussi bien que la meilleure, que la plus tendre des mères; il se ruinait en belles petites robes, en jolis bonnets, car il l'attifait à plaisir, et il en était très-coquet de son petit-fils, le bon grand-père; tant et si bien que, dans la maison, les voisins, qui adoraient ce digne homme, l'appelaient le père la Nourrice.
– Mais, Georges…
– C'est ainsi qu'il a élevé cet enfant, qu'il a constamment veillé sur lui, subvenant à tous ses besoins, l'envoyant à l'école, puis en apprentissage, jusqu'à ce que…
– Eh bien, tant pis, – s'écria le vieillard d'un ton déterminé, ne pouvant se contenir plus longtemps, – puisque nous en sommes à nous dire nos vérités, j'aurai mon tour, et nous allons voir! D'abord, tu étais le fils de ma pauvre Georgine, que j'aimais tant: je n'ai donc fait que mon devoir… attrape d'abord ça…
– Et moi aussi, je n'ai fait que mon devoir.
Toi?.. laisse-moi donc tranquille! – s'écria le vieillard en gesticulant violemment avec sa cuiller. – Toi! voilà ce que tu as fait… Le sort t'avait épargné au tirage pour l'armée…
– Grand-père… prenez garde!
– Oh! tu ne me feras pas peur!
– Vous allez renverser le poëlon, si vous vous agitez si fort.
– Je m'agite… parbleu! tu crois donc que je n'ai plus de sang dans les veines? Oui, réponds, toi qui parle des autres! Lorsque mon infirmité a commencé, quel calcul as-tu fait, malheureux enfant? tu as été trouver un marchand d'hommes.
– Grand-père, vous mangerez votre soupe froide; pour l'amour de Dieu! mangez-la donc chaude!
– Ta ta ta! tu veux me fermer la bouche; je ne suis pas ta dupe… oui! Et qu'as-tu dit à ce marchand d'hommes? «Mon grand-père est infirme; il ne peut presque plus gagner sa vie: il n'a que moi pour soutien; je peux lui manquer, soit par la maladie, soit par le chômage; il est vieux: assurez-lui une petite pension viagère, et je me vends à vous…» Et tu l'as fait! – s'écria le vieillard les larmes aux yeux, en levant sa cuiller au plafond avec un geste si véhément, que si Georges n'eût pas vivement retenu la table, elle tombait du lit avec l'écuelle: aussi s'écria-t-il:
– Sacrebleu! grand-père, tenez-vous donc tranquille! vous vous démenez comme un diable dans un bénitier; vous allez tout renverser.
– Ça m'est égal… ça ne m'empêchera pas de te dire que voilà comment et pourquoi tu t'es fait soldat, pourquoi tu t'es vendu pour moi… à un marchand d'hommes…
– Tout cela, ce sont des prétextes que vous cherchez pour ne pas manger votre soupe; je vois que vous la trouvez mal faite.
– Allons, voilà que je trouve sa soupe mal faite, maintenant! – s'écria douloureusement le bonhomme. – Ce maudit enfant-là a juré de me désoler.
Enfonçant alors, d'un geste furieux, sa cuiller dans le poëlon, et la portant à sa bouche avec précipitation, le père Morin ajouta tout en mangeant:
– Tiens, voilà comme je la trouve mauvaise, ta soupe… tiens… tiens… Ah! je la trouve mauvaise… tiens… tiens… Ah! elle est mauvaise…
Et à chaque tiens il avalait une cuillerée.
– Pour Dieu, grand-père, maintenant, n'allez pas si vite, – s'écria Georges en arrêtant le bras du vieillard; – vous allez vous étrangler.
– C'est ta faute aussi; me dire que je trouve ta soupe mal faite, tandis que c'est un nectar! – reprit le bonhomme en s'apaisant et savourant son potage plus à loisir, – un vrai nectar des dieux!
– Sans vanité, – reprit Georges en souriant, – j'étais renommé au régiment pour la soupe aux poireaux… Ah ça, maintenant, je vais charger votre pipe.
Puis, СКАЧАТЬ