– Je vous répète, madame, que maintenant je ne puis qu'être profondément reconnaissante et touchée de tout ce que mademoiselle de Maran fait pour moi.
– Cela doit être ainsi, – dit madame de Richeville, et c'est parce que cela est ainsi, et c'est parce que vous pouvez aveuglément tomber dans le piége qu'on vous tend… malheureuse enfant, que je viens à vous. Vous êtes abandonnée de tous, isolée de tous! Regardez autour de vous, depuis que votre ami… votre seul protecteur est parti… à qui demander conseil? à qui vous fier?
– A personne… vous avez raison madame.
– A personne? pas même à moi, voulez-vous dire?.. Cela est cruel, Mathilde… Oh! ne vous offensez pas de cette familiarité. J'ai presque le double de votre âge, et puis je ne sais que faire, je ne sais que dire pour rompre cette froideur de glace qui vous éloigne de moi. Pardonnez si je me sers en vous parlant de termes trop affectueux peut-être… Mais, mon Dieu! dans ce moment est-ce que je puis faire attention à ce que dit mon cœur?..
Il fallait ma prévention, ma jalousie contre madame de Richeville, pour ne pas être désarmée par la grâce enchanteresse avec laquelle la duchesse dit ces derniers mots.
Ainsi que cela arrive toujours, dans la disposition d'esprit où je me trouvais, certaines paroles émeuvent profondément, ou bien elles révoltent d'autant plus qu'elles ressemblent davantage à un cri de l'âme. Je répondis donc à madame de Richeville:
– Je désirerais, madame, savoir le but de cet entretien; s'il n'en a pas d'autre que de réveiller mes anciens griefs contre mademoiselle de Maran, tout en vous remerciant de l'intérêt que vous me portez au nom de M. de Mortagne, je ne puis que vous répéter, madame, que maintenant je n'ai qu'à me louer de mademoiselle de Maran.
– Il faut que vous ayez déjà bien souffert, que vous ayez été bien contrainte, pour vous posséder ainsi à dix-sept ans, – me dit madame de Richeville, me regardant avec une expression de pitié douloureuse, ou il faut que vos préventions contre moi soient bien invincibles…
Alors elle dit en se parlant à elle-même:
– A quoi bon tenter… Qu'importe?.. C'est un devoir; – et s'adressant à moi, elle me dit vivement… – Oui, c'est un devoir et je l'accomplirai… On veut vous marier à M. de Lancry!
– Mademoiselle de Maran et M. le duc de Versac ont confirmé une résolution que M. de Lancry et moi nous avions prise, madame. Et ce mariage est assuré, répondis-je, tout orgueilleuse, triomphante de pouvoir écraser ma rivale par ces mots, peut-être messéants dans la bouche d'une jeune fille.
– Savez-vous ce que c'est que M. de Lancry?
– Madame…
– Eh bien! je vais vous le dire, moi. M. de Lancry est un homme charmant, rempli de grâces, d'esprit et de bravoure, de formes parfaites, d'une élégance achevée; vous savez cela, n'est-ce pas, malheureuse enfant? Ces brillants dehors vous ont séduite, je ne vous en fais pas un reproche; mais sous ces brillants dehors se cachent un cœur desséché, un égoïsme intraitable, une insatiable avidité qui cherche à se satisfaire par un jeu effréné. Depuis longtemps il a presque entièrement dissipé sa fortune; il a des dettes considérables. Croyez-moi, Mathilde, mademoiselle de Maran a facilité, a protégé ce mariage, parce qu'il doit vous précipiter dans un abîme de malheurs incalculables: aussi je vous en conjure, au nom de votre ami M. de Mortagne, attendez son retour, qui doit être prochain, pour conclure cette union; vous ne savez pas quel est l'homme que vous avez choisi! encore une fois, je vous en supplie, attendez M. de Mortagne; attendez-le au nom de votre mère.
– Assez, madame! – m'écriai-je indignée; – je ne souffrirai pas que le nom de ma mère soit invoqué à propos d'une calomnie à laquelle vous ne craignez pas de descendre, vous… vous, madame la duchesse… Ah! madame, quel mal vous ai-je donc fait pour tenter d'empoisonner ce que je regardais, ce que je regarde encore, Dieu m'entend… comme le seul bonheur, comme le seul espoir de ma vie. Ah! je frémis d'épouvante en songeant que ces odieuses paroles prononcées par toute autre que par vous, madame, auraient peut-être altéré la confiance, l'admiration, l'amour que j'ai pour M. de Lancry.
– Vous auriez peut-être cru à ces paroles si toute autre que moi vous les eût dites, – répéta madame de Richeville en me regardant attentivement et en semblant chercher le sens de ma pensée. – Pourquoi m'accordez-vous moins de confiance qu'à toute autre?
– Pourquoi? Vous me le demandez! Mais il s'agit de M. de Lancry, madame… Mais tout isolée que je sois, certains bruits.
– Ah! la malheureuse enfant! elle me croit jalouse de M. de Lancry! – s'écria madame de Richeville avec un accent de surprise, presque d'effroi. – Alors tout est perdu, Mathilde! vous croyez cela… Mon Dieu! mon Dieu! j'ai donc été bien calomniée auprès de vous, pour que vous me supposiez coupable d'une telle infamie. Éprise de M. de Lancry, je viens le calomnier auprès de vous pour rendre impossible un mariage qui me mettrait au désespoir! Dites, dites! n'est-ce pas cela que vous croyez?
– Dispensez-moi de vous répondre, madame!
– Eh bien! moi, je vais vous faire un aveu. Il est pénible, oh! il est bien cruel; mais que m'importe? il peut vous sauver.
Après avoir longtemps hésité, madame de Richeville dit enfin d'une voix altérée en rougissant beaucoup, et avec toutes les marques d'une profonde confusion:
– Apprenez donc que, comme vous… j'ai aimé M. de Lancry; oui, comme vous j'ai été séduite par ses brillants dehors… Mais j'ai bientôt découvert tout ce qu'il y avait en lui d'égoïsme, d'indifférence, de dureté, de cruauté même, lorsque sa vanité était satisfaite. Aussi maintenant, je ne sais pas qui l'emporte dans mon âme, de ma haine ou de mon mépris pour lui…
Ces derniers mots de madame de Richeville me semblaient si odieux, que, perdant toute mesure, je m'écriai:
– Pourtant lors de ce bal de l'ambassade… madame, vous ne pensiez pas ainsi!
Madame de Richeville haussa les épaules avec un mouvement d'impatience douloureuse:
– Écoutez-moi donc… vous saurez pourquoi j'ai agi ainsi à ce bal, et vous connaîtrez M. de Lancry. Il y a près d'une année, je venais d'éprouver un grand malheur; j'étais la plus désolée des femmes… Puissiez-vous, Mathilde, ne jamais sentir combien la souffrance nous rend faibles; puissiez-vous n'être jamais malheureuse pour ne pas connaître le charme dangereux d'une voix amie qui nous console et qui nous plaint. Je crus aux protestations de M. de Lancry, je l'aimai avec sincérité, avec dévouement; j'étais pour lui la meilleure, la plus tendre des amies, je vivais presque dans la retraite, cherchant à prévenir toutes ses pensées, tous ses désirs. Un jour je ne le vois pas venir chez moi, je m'inquiète, j'envoie chez lui… Il était parti le matin pour Londres sans m'écrire un mot, et laissant au monde le soin de m'apprendre qu'il allait rejoindre en Angleterre je ne sais quelle fille de théâtre qu'il m'avait donnée depuis quelques jours pour rivale. Cette conduite était si brutale, si lâche, que ma colère tomba sur moi-même. Je m'indignai d'avoir été la dupe de cet homme. A mon grand étonnement, l'indifférence la plus absolue, la plus dédaigneuse, succéda à un sentiment que la veille je croyais indestructible. Il est des outrages si méprisables, qu'ils n'inspirent pas la colère, mais la pitié. Lorsque je rencontrai M. de Lancry à l'ambassade, je le revoyais pour la première fois depuis СКАЧАТЬ