– Mon Dieu, madame, – m'écriai-je, – qu'est-ce que cela signifie?
– Je ne puis encore vous le dire, – reprit madame de Richeville; – mais bientôt il sera ici. C'est pour cela que je vous supplie de l'attendre avant de contracter ce fatal mariage… Encore quelques mots, ajouta la duchesse en voyant mon impatience, et je vous laisse. Le soir même, à l'ambassade, les projets de votre tante et de M. de Versac n'étaient plus un mystère. On disait partout que le duc n'avait fait revenir son neveu d'Angleterre que pour ce riche mariage. Lorsque le surlendemain je vous vis à l'Opéra, dans la loge des gentilshommes de la chambre, je ne doutai plus de la réalité de ces bruits. Votre tante et M. de Versac les avaient, à dessein, confirmés, en vous faisant trouver, en grande loge à l'Opéra, avec M. de Lancry, afin d'empêcher tout autre parti de se présenter. Mademoiselle de Maran savait qu'un jeune homme, dont je vous parlerai bientôt, auquel M. de Mortagne s'intéressait vivement, et qui vous avait vue à l'ambassade, car vous aviez fait sur lui une vive impression, devait faire demander votre main… Je sentis le danger que vous couriez. A la sortie de l'Opéra, je vous dis: Pauvre enfant, prenez garde! Je ne voulais pas me borner à cet avertissement stérile… Ce que je vous dis aujourd'hui, je voulais vous le dire avant que M. de Lancry n'eût fait impression sur votre cœur; doué des avantages qu'il réunit, favorisé par votre tante, il devait vous plaire… Malheureusement, le lendemain de cette représentation de l'Opéra, j'ai été souffrante, puis je suis tombée assez gravement malade pour ne pouvoir donner de suite à mon projet… Dans cette extrémité, je m'ouvris avec toute confiance à madame de Mirecourt, une femme de mes amies, qui voit souvent votre tante; je la chargeai de tâcher de vous parler en secret, afin de vous éclairer sur le mariage qu'on voulait vous faire faire, et de vous supplier d'attendre le retour de M. de Mortagne. Votre tante se méfiait de madame de Mirecourt; elle savait notre liaison, elle l'empêcha de se trouver seule avec vous… Alors je maudis encore davantage les souffrances qui me retenaient chez moi. Chaque jour votre amour pour M. de Lancry devait augmenter; je voulus vous écrire, je craignis que votre tante n'interceptât ma lettre, j'étais au désespoir en songeant que peut-être, prévenue à temps, vous n'auriez pas engagé votre avenir… je vous porte tant d'intérêt!.. Que cette pensée m'était cruelle!.. Mais, hélas! je le vois à votre froideur, Mathilde, je ne vous convaincs pas; dans votre défiance vous vous demandez toujours la cause de cet intérêt si puissant que je vous porte. Mon Dieu, faut-il vous répéter encore qu'en tâchant de vous sauver je m'acquitte envers M. de Mortagne?
– Et vous vous vengez de M. de Lancry, madame! – dis-je avec amertume.
– Je me venge, Mathilde? – reprit doucement la duchesse. – Faut-il donc être absolument conduite par un tel motif pour vous prendre en affectueuse pitié? Le cœur ne se brisera-t-il pas de douleur en vous voyant, pauvre petite, si jeune, si intéressante, abandonnée, perdue au milieu de ces méchants égoïstes, devenir à la fin victime de la haine de votre tante et de la cupidité de M. de Lancry?
– C'est trop, madame! – m'écriai-je dans un accès d'orgueil révolté; – suis-je donc après tout si mal ou si peu douée, que M. de Lancry, en recherchant ma main, n'ait en vue que ma fortune? Parce qu'il vous a trompée, odieusement trompée, je le veux, est-ce une raison pour qu'il n'apprécie pas un cœur qui se donne à lui avec ivresse? Et qui vous dit, madame, que vous l'ayez aimé comme il méritait d'être aimé? Et qui vous dit que toutes les femmes qu'il a aussi indignement trompées l'aient aimé autant que moi? Et qui vous dit, madame, que ce n'est pas parce que son âme est généreuse et grande qu'il sait mesurer toute la distance qui existe entre une liaison coupable et un amour sacré aux yeux de Dieu et des hommes? Et de quel droit lui reprochez-vous une lâcheté… vous qui avez commis une grande faute? Et de quel droit venez-vous comparer votre amour au mien?
– O mon Dieu, mon Dieu! entendre cela, – dit madame de Richeville en cachant sa figure dans ses mains avec une expression de douleur et d'humilité qui m'eût frappée si je m'étais sentie moins indignée; mais, hélas! je ne pus modérer mon langage et je regrette aujourd'hui sa cruauté. Entraînée par le désir de venger Gontran des calomnies dont je le croyais l'objet, je continuai:
– Vous dites qu'il n'a plus de fortune! qu'il l'a dissipée… Tant mieux, madame, je suis doublement heureuse de pouvoir lui offrir la mienne. Il a, dites-vous, cherché des ressources dans le jeu!.. Désormais riche, il n'aura pas à recourir à ce moyen… Vous croyez qu'il me trompe, madame; rassurez-vous… rassurez-vous; l'envie, la jalousie, prennent souvent leurs méchantes espérances pour de la prévision… Le véritable amour est plus heureux; fort de son dévouement, de sa générosité, il prévoit sûrement la récompense qu'il mérite et qu'il obtient.
Madame de Richeville redressa son beau visage, qu'à ma grande surprise je vis baigné de larmes et douloureusement contracté.
Je vous l'avoue, mon ami, malgré mon indignation, je ne pus m'empêcher d'être bien émue en voyant cette femme, ordinairement si fière et si hautaine, écouter mes reproches avec tant de résignation.
Elle prit ma main, que je n'eus pas le courage de retirer, et elle me dit avec un accent de tristesse profonde:
– C'en est fait, Mathilde, il n'y a plus d'espoir… vous êtes victime d'un sophisme qui m'a perdue… qui a perdu bien des femmes… Moi aussi, lorsque j'ai aimé M. de Lancry, je me suis dit: Ne suis-je pas plus belle, plus séduisante que mes rivales?.. Elles n'ont pu fixer ce cœur inconstant, dompter ce cœur altier et dédaigneux qui se joue des sentiments les plus dévoués… moi j'y réussirai. Hélas! Mathilde, je vous ai dit ma honte et mon outrage. Maintenant, ne croyez pas que je veuille un instant me comparer à vous, que je pense l'emporter sur le charme de votre personne, sur ce rare assemblage de qualités aimables qui vous distinguent. C'est ce charme, ce sont ces qualités que j'avais presque devinées, qui m'ont encore rendue plus jalouse de servir la protégée de M. de Mortagne… Sans mesurer la portée de vos paroles, pauvre enfant, tout à l'heure vous m'avez fait bien cruellement ressentir la différence qui existait entre l'amour que j'avais pu offrir à M. de Lancry et celui que vous lui donnez… Vous avez raison, Mathilde… si M. de Lancry pouvait être touché de tout ce qu'il y a d'adorablement bon et de dévoué dans votre amour pour lui, vous pourriez espérer le bonheur que vous rêvez. Mais, croyez-moi, – ajouta la duchesse en baissant la voix et en arrêtant sur moi un regard baigné de larmes qui m'alla au cœur, – croyez-moi, quelque coupable que soit un amour… quelle que soit la femme qui aime et qui se dévoue sincèrement… jamais un homme d'un cœur élevé, d'un caractère généreux, ne répondra par l'insulte et par la cruauté à des preuves d'attachement profond… Une telle conduite annonce toujours un méchant naturel… Pourtant, Mathilde, peut-être avez-vous raison à votre insu et au mien… Peut-être êtes-vous destinée à changer complétement le caractère de M. de Lancry… Certes, si la beauté, la grâce, les perfections les plus aimables peuvent opérer ce prodige… vous y parviendrez… Mais, hélas! croyez-moi, si j'avais eu la moindre espérance de cette conversion, je me serais fait un crime de venir ébranler votre croyance, votre foi dans cet amour… Enfin… l'avenir décidera… Adieu, Mathilde… adieu… un jour peut-être vous me connaîtrez mieux… un jour peut-être, pauvre enfant, vous me direz avec amertume: – Que ne vous ai-je écoutée!.. – Mais, grand Dieu! j'aimerais mieux rester à vos yeux ce que je vous parais sans doute, une femme méchante et perfide, que de voir mes prévisions СКАЧАТЬ