Название: Les grandes espérances
Автор: Чарльз Диккенс
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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J'éprouvais un grand calme et un grand plaisir à voir passer les voiles sur la rivière et à les regarder s'enfoncer au-delà de la jetée, et quand quelquefois la marée était très basse, elles me paraissaient appartenir à des bateaux submergés qui continuaient leur course au fond de l'eau. Lorsque je regardais les vaisseaux au loin en mer, avec leurs voiles blanches déployées je finissais toujours, d'une manière ou d'une autre, par penser à miss Havisham et à Estelle, et, lorsqu'un rayon de lumière venait au loin tomber obliquement sur un nuage, sur une voile, sur une montagne, ou former une ligne brillante sur l'eau, cela me produisait le même effet. Miss Havisham et Estelle, l'étrange maison et l'étrange vie qu'on y menait, me semblaient avoir je ne sais quel rapport direct ou indirect avec tout ce qui était pittoresque.
Un dimanche que j'avais donné congé à Joe, parce qu'il semblait avoir pris le parti d'être plus stupide encore que d'habitude, pendant qu'il savourait sa pipe avec délices, et que moi, j'étais couché sur le tertre d'une des batteries, le menton appuyé sur ma main, voyant partout en perspective l'image de miss Havisham et celle d'Estelle, aussi bien dans le ciel que dans l'eau, je résolus enfin d'émettre à leur propos une pensée qui, depuis longtemps, me trottait dans la tête:
«Joe, dis-je, ne penses-tu pas que je doive une visite à miss Havisham?
– Et pourquoi, mon petit Pip? dit Joe après réflexion.
– Pourquoi, Joe?.. Pourquoi rend-on des visites?
– Certainement, mon petit Pip il y a des visites peut-être qui… dit Joe sans terminer sa phrase. Mais pour ce qui est de rendre visite à miss Havisham, elle pourrait croire que tu as besoin de quelque chose, ou que tu attends quelque chose d'elle.
– Mais, ne pourrais-je lui dire que je n'ai besoin de rien… que je n'attends rien d'elle.
– Tu le pourrais, mon petit Pip, dit Joe; mais elle pourrait te croire, ou croire tout le contraire.»
Joe sentit comme moi qu'il avait dit quelque chose de fin, et il se mit à aspirer avec ardeur la fumée de sa pipe, pour n'en pas gâter les effets par une répétition.
«Tu vois, mon petit Pip, continua Joe aussitôt que ce danger fut passé, miss Havisham t'a fait un joli présent; eh bien! après t'avoir fait ce joli présent, elle m'a pris à part pour me dire que c'était tout.
– Oui, Joe, j'ai entendu ce qu'elle t'a dit.
– Tout! répéta Joe avec emphase.
– Oui, Joe, je t'assure que j'ai entendu.
– Ce qui voulait dire, sans doute, mon petit Pip: tout est terminé entre nous… restons chacun chez nous… vous au nord, moi au midi… Rompons tout à fait.»
J'avais pensé tout cela, et j'étais très désappointé de voir que Joe avait la même opinion, car cela rendait la chose plus vraisemblable.
«Mais, Joe…
– Oui, mon pauvre petit Pip.
– … Voilà près d'un an que je suis ton apprenti, et je n'ai pas encore remercié miss Havisham de ce qu'elle a fait pour moi. Je n'ai pas même été prendre de ses nouvelles, ou seulement témoigné que je me souvenais d'elle.
– C'est vrai, mon petit Pip, et à moins que tu ne lui offres une garniture complète de fers, ce qui, je le crains bien, ne serait pas un présent très bien choisi, vu l'absence totale de chevaux…
– Je ne veux pas parler de souvenirs de ce genre-là; je ne veux pas lui faire de présents.»
Mais Joe avait dans la tête l'idée d'un présent, et il ne voulait pas en démordre.
«Voyons, dit-il, si l'on te donnait un coup de main pour forger une chaîne toute neuve pour mettre à la porte de la rue? Ou bien encore une grosse ou deux de pitons à vis, dont on a toujours besoin dans un ménage? Ou quelque joli article de fantaisie, tel qu'une fourchette à rôties pour faire griller ses muffins, ou bien un gril, si elle veut manger un hareng saur ou quelque autre chose de semblable.
– Mais Joe, je ne parle pas du tout de présent, interrompis-je.
– Eh bien! continua Joe, en tenant bon comme si j'eusse insisté, à ta place, mon petit Pip, je ne ferais rien de tout cela, non en vérité, rien de tout cela! Car, qu'est-ce qu'elle ferait d'une chaîne de porte, quand elle en a une qui ne lui sert pas? Et les pitons sont sujets à s'abîmer… Quant à la fourchette à rôties, elle se fait en laiton et ne nous ferait aucun honneur, et l'ouvrier le plus ordinaire se fait un gril, car un gril n'est qu'un gril, dit Joe en appuyant sur ces mots, comme s'il eût voulu m'arracher une illusion invétérée. Tu auras beau faire, mais un gril ne sera jamais qu'un gril, je te le répète, et tu ne pourras rien y changer.
– Mon cher Joe, dis-je en l'attrapant par son habit dans un mouvement de désespoir; je t'en prie, ne continue pas sur ce ton: je n'ai jamais pensé à faire à miss Havisham le moindre cadeau.
– Non, mon petit Pip, fit Joe, de l'air d'un homme qui a enfin réussi à en persuader un autre. Tout ce que je puis te dire, c'est que tu as raison, mon petit Pip.
– Oui, Joe; mais ce que j'ai à te dire, moi, c'est que nous n'avons pas trop d'ouvrage en ce moment, et que, si tu pouvais me donner une demi-journée de congé, demain, j'irais jusqu'à la ville pour faire une visite à miss Est… Havisham.
– Quel nom as-tu dit là? dit gravement Joe; Esthavisham, mon petit Pip, ce n'est pas ainsi qu'elle s'appelle, à moins qu'elle ne se soit fait rebaptiser.
– Je le sais… Joe… je le sais… c'est une erreur; mais que penses-tu de tout cela?
En réalité, Joe pensait que c'était très bien, si je le trouvais moi-même ainsi; mais il stipula positivement que si je n'étais pas reçu avec cordialité ou si je n'étais pas encouragé à renouveler une visite qui n'avait d'autre objet que de prouver ma gratitude pour la faveur que j'avais reçue, cet essai serait le premier et le dernier. Je promis de me conformer à ces conditions.
Joe avait pris un ouvrier à la semaine, qu'on appelait Orlick. Cet Orlick prétendait que son nom de baptême était Dolge, chose tout à fait impossible; mais cet individu était d'un caractère tellement obstiné, que je crois bien qu'il savait parfaitement que ce n'était pas vrai, et qu'il avait voulu imposer ce nom dans le village pour faire affront à notre intelligence. C'était un gaillard aux larges épaules, doué d'une grande force; jamais pressé et toujours lambinant. Il semblait même ne jamais venir travailler à dessein, mais comme par hasard; et quand il se rendait aux Trois jolis bateliers pour prendre ses repas, ou quand il s'en allait le soir, il se traînait comme Caïn ou le Juif errant, sans savoir le lieu où il allait, ni s'il reviendrait jamais. Il demeurait chez l'éclusier, dans les marais, et tous les jours de la semaine, il arrivait de son ermitage, les mains dans les poches, et son dîner soigneusement renfermé dans un paquet suspendu à son cou, ou ballottant sur son dos. Les dimanches, il se tenait toute la journée sur la barrière de l'écluse, et se balançait continuellement, les yeux fixés à terre; et quand on lui parlait, il les levait, à demi fâché et à demi embarrassé, comme si c'eût été le fait le plus injurieux et le plus bizarre qui eût pu lui arriver.
Cet ouvrier morose ne m'aimait pas. Quand j'étais tout petit et encore timide, il me disait que le diable habitait le coin le plus noir de la forge, et qu'il connaissait bien l'esprit СКАЧАТЬ