La prisonnière. Marcel Proust
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Название: La prisonnière

Автор: Marcel Proust

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ elle centuple ce penchant quand la femme a découvert que nous sommes jaloux. Elle ment (dans des proportions où elle ne nous a jamais menti auparavant), soit qu’elle ait pitié, ou peur, ou se dérobe instinctivement par une fuite symétrique à nos investigations. Certes il y a des amours où, dès le début, une femme légère s’est posée comme une vertu aux yeux de l’homme qui l’aime. Mais combien d’autres comprennent deux périodes parfaitement contrastées. Dans la première, la femme parle presque facilement, avec de simples atténuations, de son goût pour le plaisir, de la vie galante qu’il lui a fait mener, toutes choses qu’elle niera ensuite avec la dernière énergie au même homme, mais qu’elle a senti jaloux d’elle et l’épiant. Il en arrive à regretter le temps de ces premières confidences dont le souvenir le torture cependant. Si la femme lui en faisait encore de pareilles, elle lui fournirait presque elle-même le secret des fautes qu’il poursuit inutilement chaque jour. Et puis, quel abandon cela prouverait, quelle confiance, quelle amitié ! Si elle ne peut vivre sans le tromper, du moins le tromperait-elle en amie, en lui racontant ses plaisirs, en l’y associant. Et il regrette une telle vie que les débuts de leur amour semblaient esquisser, que sa suite a rendue impossible, faisant de cet amour quelque chose d’atrocement douloureux, qui rendra une séparation, selon les cas, ou inévitable, ou impossible.

      Parfois l’écriture où je déchiffrais les mensonges d’Albertine, sans être idéographique, avait simplement besoin d’être lue à rebours ; c’est ainsi que ce soir elle m’avait lancé d’un air négligent ce message destiné à passer presque inaperçu : « Il serait possible que j’aille demain chez les Verdurin, je ne sais pas du tout si j’irai, je n’en ai guère envie. » Anagramme enfantin de cet aveu : « J’irai demain chez les Verdurin, c’est absolument certain, car j’y attache une extrême importance. » Cette hésitation apparente signifiait une volonté arrêtée et avait pour but de diminuer l’importance de la visite tout en me l’annonçant. Albertine employait toujours le ton dubitatif pour les résolutions irrévocables. La mienne ne l’était pas moins. Je m’arrangeai pour que la visite à Mlle Verdurin n’eût pas lieu. La jalousie n’est souvent qu’un inquiet besoin de tyrannie appliqué aux choses de l’amour. J’avais sans doute hérité de mon père ce brusque désir arbitraire de menacer les êtres que j’aimais le plus dans les espérances dont ils se berçaient avec une sécurité que je voulais leur montrer trompeuse ; quand je voyais qu’Albertine avait combiné à mon insu, en se cachant de moi, le plan d’une sortie que j’eusse fait tout au monde pour lui rendre plus facile et plus agréable si elle m’en avait fait le confident, je disais négligemment, pour la faire trembler, que je comptais sortir ce jour-là.

      Je me mis à suggérer à Albertine d’autres buts de promenade qui eussent rendu la visite Verdurin impossible, en des paroles empreintes d’une feinte indifférence sous laquelle je tâchai de déguiser mon énervement. Mais elle l’avait dépisté. Il rencontrait chez elle la force électrique d’une volonté contraire qui la repoussait vivement ; dans les yeux d’Albertine j’en voyais jaillir les étincelles. Au reste, à quoi bon m’attacher à ce que disaient les prunelles en ce moment ? Comment n’avais-je pas depuis longtemps remarqué que les yeux d’Albertine appartenaient à la famille de ceux qui, même chez un être médiocre, semblent faits de plusieurs morceaux à cause de tous les lieux où l’être veut se trouver – et cacher qu’il veut se trouver – ce jour-là ? Des yeux, par mensonge toujours immobiles et passifs, mais dynamiques, mesurables par les mètres ou kilomètres à franchir pour se trouver au rendez-vous voulu, implacablement voulu, des yeux qui sourient moins encore au plaisir qui les tente qu’ils ne s’auréolent de la tristesse et du découragement qu’il y aura peut-être une difficulté pour aller au rendez-vous. Entre vos mains mêmes, ces êtres-là sont des êtres de fuite. Pour comprendre les émotions qu’ils donnent et que d’autres êtres, mêmes plus beaux, ne donnent pas, il faut calculer qu’ils sont non pas immobiles, mais en mouvement, et ajouter à leur personne un signe correspondant à ce qu’en physique est le signe qui signifie vitesse. Si vous dérangez leur journée, ils vous avouent le plaisir qu’ils vous avaient caché : « Je voulais tant aller goûter à cinq heures avec telle personne que j’aime. » Eh bien, si, six mois après, vous arrivez à connaître la personne en question, vous apprendrez que jamais la jeune fille dont vous aviez dérangé les projets, qui, prise au piège, pour que vous la laissiez libre, vous avait avoué le goûter qu’elle faisait ainsi avec une personne aimée, tous les jours à l’heure où vous ne la voyiez pas, vous apprendrez que cette personne ne l’a jamais reçue, qu’elles n’ont jamais goûté ensemble, et que la jeune fille disait être très prise, par vous, précisément. Ainsi la personne avec qui elle avait confessé qu’elle avait goûter, avec qui elle vous avait supplié de la laisser goûter, cette personne, raison avouée par la nécessité, ce n’était pas elle, c’était une autre, c’était encore autre chose ! Autre chose, quoi ? Une autre, qui ?

      Hélas, les yeux fragmentés, portant au loin et tristes, permettraient peut-être de mesurer les distances, mais n’indiquent pas les directions. Le champ infini des possibles s’étend, et si, par hasard, le réel se présentait devant nous, il serait tellement en dehors des possibles que, dans un brusque étourdissement, allant taper contre ce mur surgi, nous tomberions à la renverse. Le mouvement et la fuite constatés ne sont même pas indispensables, il suffit que nous les induisions. Elle nous avait promis une lettre, nous étions calme, nous n’aimions plus. La lettre n’est pas venue, aucun courrier n’en apporte, que se passe-t-il ? l’anxiété renaît et l’amour. Ce sont surtout de tels êtres qui nous inspirent l’amour, pour notre désolation. Car chaque anxiété nouvelle que nous éprouvons par eux enlève à nos yeux de leur personnalité. Nous étions résignés à la souffrance, croyant aimer en dehors de nous, et nous nous apercevons que notre amour est fonction de notre tristesse, que notre amour c’est peut-être notre tristesse, et que l’objet n’en est que pour une faible part la jeune fille à la noire chevelure. Mais enfin, ce sont surtout de tels êtres qui inspirent l’amour.

      Le plus souvent l’amour n’a pas pour objet un corps, excepté si une émotion, la peur de le perdre, l’incertitude de le retrouver se fondent en lui. Or ce genre d’anxiété a une grande affinité pour les corps. Il leur ajoute une qualité qui passe la beauté même ; ce qui est une des raisons pourquoi l’on voit des hommes, indifférents aux femmes les plus belles, en aimer passionnément certaines qui nous semblent laides. À ces êtres-là, à ces êtres de fuite, leur nature, notre inquiétude attachent des ailes. Et même auprès de nous leur regard semble nous dire qu’ils vont s’envoler. La preuve de cette beauté surpassant la beauté qu’ajoutent les ailes est que bien souvent pour nous un même être est successivement sans ailes et ailé. Que nous craignions de le perdre, nous oublions tous les autres. Sûrs de le garder, nous le comparons à ces autres, qu’aussitôt nous lui préférons. Et comme ces émotions et ces certitudes peuvent alterner d’une semaine à l’autre, un être peut une semaine se voir sacrifier tout ce qui plaisait, la semaine suivante être sacrifié, et ainsi de suite pendant très longtemps. Ce qui serait incompréhensible si nous ne savions par l’expérience que tout homme a d’avoir dans sa vie au moins une fois cessé d’aimer, oublié une femme, le peu de chose qu’est en soi-même un être quand il n’est plus, ou qu’il n’est pas encore, perméable à nos émotions. Et, bien entendu, si nous disons : êtres de fuite, c’est également vrai des êtres en prison, des femmes captives, qu’on croit qu’on ne pourra jamais avoir. Aussi les hommes détestent les entremetteuses, car elles facilitent la fuite, font briller la tentation, mais s’ils aiment au contraire une femme cloîtrée, ils recherchent volontiers les entremetteuses pour les faire sortir de leur prison et nous les amener. Dans la mesure où les unions avec les femmes qu’on enlève sont moins durables que d’autres, la cause en est que la peur de ne pas arriver à les obtenir ou l’inquiétude de les voir fuir est tout notre amour, et qu’une fois enlevées à leur mari, arrachées à leur théâtre, guéries de la tentation de nous quitter, dissociées, en un mot, de notre émotion quelle qu’elle soit, elles sont seulement elles-mêmes, c’est-à-dire presque rien, et, si longtemps convoitées, sont quittées bientôt par celui-là même qui avait si peur d’être СКАЧАТЬ