La prisonnière. Marcel Proust
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Название: La prisonnière

Автор: Marcel Proust

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ autonome d’Albertine, n’étaient la cause importante, la différence qu’il y avait entre ma façon de la voir maintenant et ma façon de la voir au début à Balbec. Des années plus nombreuses auraient pu séparer les deux images sans amener un changement aussi complet ; il s’était produit, essentiel et soudain, quand j’avais appris que mon amie avait été presque élevée par l’amie de Mlle Vinteuil. Si jadis je m’étais exalté en croyant voir du mystère dans les yeux d’Albertine, maintenant je n’étais heureux que dans les moments où de ces yeux, de ces joues mêmes, réfléchissantes comme des yeux, tantôt si douces mais vite bourrues, je parvenais à expulser tout mystère.

      L’image que je cherchais, où je me reposais, contre laquelle j’aurais voulu mourir, ce n’était plus d’Albertine ayant une vie inconnue, c’était une Albertine aussi connue de moi qu’il était possible (et c’est pour cela que cet amour ne pouvait être durable à moins de rester malheureux, car, par définition, il ne contentait pas le besoin de mystère), c’était une Albertine ne reflétant pas un monde lointain, mais ne désirant rien d’autre – il y avait des instants où, en effet, cela semblait ainsi – qu’être avec moi, toute pareille à moi, une Albertine image de ce qui précisément était mien et non de l’inconnu. Quand c’est, ainsi, d’une heure angoissée relative à un être, quand c’est de l’incertitude si on pourra le retenir ou s’il s’échappera, qu’est né un amour, cet amour porte la marque de cette révolution qui l’a créé, il rappelle bien peu ce que nous avions vu jusque-là quand nous pensions à ce même être. Et mes premières impressions devant Albertine, au bord des flots pouvaient pour une petite part subsister dans mon amour pour elle : en réalité, ces impressions antérieures ne tiennent qu’une petite place dans un amour de ce genre ; dans sa force, dans sa souffrance, dans son besoin de douceur et son refuge vers un souvenir paisible, apaisant, où l’on voudrait se tenir et ne plus rien apprendre de celle qu’on aime, même s’il y avait quelque chose d’odieux à savoir – bien plus, même à ne consulter que ces impressions antérieures – un tel amour est fait de bien autre chose !

      Quelquefois j’éteignais la lumière avant qu’elle entrât. C’était dans l’obscurité, à peine guidée par la lumière d’un tison, qu’elle se couchait à mon côté. Mes mains, mes joues seules la reconnaissaient sans que mes yeux la vissent, mes yeux qui souvent avaient peur de la trouver changée. De sorte qu’à la faveur de cet amour aveugle elle se sentait peut-être baignée de plus de tendresse que d’habitude. D’autres fois, je me déshabillais, je me couchais, et, Albertine assise sur un coin du lit, nous reprenions notre partie ou notre conversation interrompues de baisers ; et dans le désir qui seul nous fait trouver de l’intérêt dans l’existence et le caractère d’une personne, nous restons si fidèles à notre nature (si, en revanche, nous abandonnons successivement les différents êtres aimés tour à tour par nous), qu’une fois, m’apercevant dans la glace au moment où j’embrassais Albertine en l’appelant ma petite fille, l’expression triste et passionnée de mon propre visage, pareil à ce qu’il eût été autrefois auprès de Gilberte dont je ne me souvenais plus, à ce qu’il serait peut-être un jour auprès d’une autre si jamais je devais oublier Albertine, me fit penser qu’au-dessus des considérations de personne (l’instinct voulant que nous considérions l’actuelle comme seule véritable) je remplissais les devoirs d’une dévotion ardente et douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beauté de la femme. Et pourtant, à ce désir, honorant d’un « ex-voto » la jeunesse, aux souvenirs aussi de Balbec, se mêlait, dans le besoin que j’avais de garder ainsi tous les soirs Albertine auprès de moi, quelque chose qui avait été étranger jusqu’ici à ma vie, au moins amoureuse, s’il n’était pas entièrement nouveau dans ma vie.

      C’était un pouvoir d’apaisement tel que je n’en avais pas éprouvé de pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère, penchée sur mon lit, venait m’apporter le repos dans un baiser. Certes, j’eusse été bien étonné, dans ce temps-là, si l’on m’avait dit que je n’étais pas entièrement bon, et surtout que je chercherais jamais à priver quelqu’un d’un plaisir. Je me connaissais sans doute bien mal alors, car mon plaisir d’avoir Albertine à demeure chez moi était beaucoup moins un plaisir positif que celui d’avoir retiré du monde, où chacun pouvait la goûter à son tour, la jeune fille en fleurs qui, si, du moins, elle ne me donnait pas de grande joie, en privait les autres. L’ambition, la gloire m’eussent laissé indifférent. Encore plus étais-je incapable d’éprouver la haine. Et cependant, pour moi, aimer charnellement c’était tout de même jouir d’un triomphe sur tant de concurrents. Je ne le redirai jamais assez, c’était un apaisement plus que tout.

      J’avais beau, avant qu’Albertine fût rentrée, avoir douté d’elle, l’avoir imaginée dans la chambre de Montjouvain, une fois qu’en peignoir elle s’était assise en face de mon fauteuil, ou si, comme c’était le plus fréquent, j’étais resté couché au pied de mon lit, je déposais mes doutes en elle, je les lui remettais pour qu’elle m’en déchargeât, dans l’abdication d’un croyant qui fait sa prière. Toute la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement en boule sur mon lit, jouer avec moi comme une grosse chatte ; son petit nez rose, qu’elle diminuait encore au bout avec un regard coquet qui lui donnait la finesse de certaines personnes un peu grasses, avait pu lui donner une mine mutine et enflammée ; elle avait pu laisser tomber une mèche de ses longs cheveux noirs sur sa joue de cire rosée, et fermant à demi les yeux, décroisant les bras, avoir eu l’air de me dire : « Fais de moi ce que tu veux » ; quand, au moment de me quitter, elle s’approchait pour me dire bonsoir, c’était leur douceur devenue quasi familiale que je baisais des deux côtés de son cou puissant, qu’alors je ne trouvais jamais assez brun ni d’assez gros grain, comme si ces solides qualités eussent été en rapport avec quelque bonté loyale chez Albertine.

      C’était le tour d’Albertine de me dire bonsoir en m’embrassant de chaque côté du cou, sa chevelure me caressait comme une aile aux plumes aiguës et douces. Si incomparables l’un à l’autre que fussent ces deux baisers de paix, Albertine glissait dans ma bouche, en me faisant le don de sa langue, comme un don du Saint-Esprit, me remettait un viatique, me laissait une provision de calme presque aussi doux que ma mère imposant le soir, à Combray, ses lèvres sur mon front.

      « Viendrez-vous avec nous demain, grand méchant ? me demandait-elle avant de me quitter. – Où irez-vous ? – Cela dépendra du temps et de vous. Avez-vous seulement écrit quelque chose tantôt, mon petit chéri ? Non ? Alors, c’était bien la peine de ne pas venir vous promener. Dites, à propos, tantôt quand je suis rentrée, vous avez reconnu mon pas, vous avez deviné que c’était moi ? – Naturellement. Est-ce qu’on pourrait se tromper ? est-ce qu’on ne reconnaîtrait pas entre mille les pas de sa petite bécasse ? Qu’elle me permette de la déchausser avant qu’elle aille se coucher, cela me fera bien plaisir. Vous êtes si gentille et si rose dans toute cette blancheur de dentelles. »

      Telle était ma réponse ; au milieu des expressions charnelles, on en reconnaîtra d’autres qui étaient propres à ma mère et à ma grand’mère, car, peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon père qui – de tout autre façon que moi sans doute, car si les choses se répètent, c’est avec de grandes variations – s’intéressait si fort au temps qu’il faisait ; et pas seulement à mon père, mais de plus en plus à ma tante Léonie. Sans cela, Albertine n’eût pu être pour moi qu’une raison de sortir pour ne pas la laisser seule, sans mon contrôle. Ma tante Léonie, toute confite en dévotion et avec qui j’aurais bien juré que je n’avais pas un seul point commun, moi si passionné de plaisirs, tout différent en apparence de cette maniaque qui n’en avait jamais connu aucun et disait son chapelet toute la journée, moi qui souffrais de ne pouvoir réaliser une existence littéraire, alors qu’elle avait été la seule personne de la famille qui n’eût pu encore comprendre que lire, c’était autre chose que de passer son temps à « s’amuser », ce qui rendait, même au temps pascal, la lecture permise le dimanche, où toute occupation sérieuse est défendue, СКАЧАТЬ