La prisonnière. Marcel Proust
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Название: La prisonnière

Автор: Marcel Proust

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ elle se dénoue heureusement, des habitudes laborieuses ; par exemple, c’est le matin où il sort pour un duel qui va se dérouler dans des conditions particulièrement dangereuses ; alors, lui apparaît tout d’un coup, au moment où elle va peut-être lui être enlevée, le prix d’une vie de laquelle il aurait pu profiter pour commencer une œuvre ou seulement goûter des plaisirs, et dont il n’a su jouir en rien. « Si je pouvais ne pas être tué, se dit-il, comme je me mettrais au travail à la minute même, et aussi comme je m’amuserais. »

      La vie a pris en effet soudain, à ses yeux, une valeur plus grande, parce qu’il met dans la vie tout ce qu’il semble qu’elle peut donner, et non pas le peu qu’il lui fait donner habituellement. Il la voit selon son désir, non telle que son expérience lui a appris qu’il savait la rendre, c’est-à-dire si médiocre ! Elle s’est, à l’instant, remplie des labeurs, des voyages, des courses de montagnes, de toutes les belles choses qu’il se dit que la funeste issue de ce duel pourra rendre impossibles, alors qu’elles l’étaient avant qu’il fût question de duel, à cause des mauvaises habitudes qui, même sans duel, auraient continué. Il revient chez lui sans avoir été même blessé, mais il retrouve les mêmes obstacles aux plaisirs, aux excursions, aux voyages, à tout ce dont il avait craint un instant d’être à jamais dépouillé par la mort ; il suffit pour cela de la vie. Quant au travail – les circonstances exceptionnelles ayant pour effet d’exalter ce qui existait préalablement dans l’homme, chez le laborieux le labeur et chez l’oisif la paresse, – il se donne congé.

      Je faisais comme lui, et comme j’avais toujours fait depuis ma vieille résolution de me mettre à écrire, que j’avais prise jadis, mais qui me semblait dater d’hier, parce que j’avais considéré chaque jour l’un après l’autre comme non avenu. J’en usais de même pour celui-ci, laissant passer sans rien faire ses averses et ses éclaircies et me promettant de commencer à travailler le lendemain. Mais je n’y étais plus le même sous un ciel sans nuages ; le son doré des cloches ne contenait pas seulement, comme le miel, de la lumière, mais la sensation de la lumière et aussi la saveur fade des confitures (parce qu’à Combray il s’était souvent attardé comme une guêpe sur notre table desservie). Par ce jour de soleil éclatant, rester tout le jour les yeux clos, c’était chose permise, usitée, salubre, plaisante, saisonnière, comme tenir ses persiennes fermées contre la chaleur.

      C’était par de tels temps qu’au début de mon second séjour à Balbec j’entendais les violons de l’orchestre entre les coulées bleuâtres de la marée montante. Combien je possédais plus Albertine aujourd’hui ! Il y avait des jours où le bruit d’une cloche qui sonnait l’heure portait sur la sphère de sa sonorité une plaque si fraîche, si puissamment étalée de mouillé ou de lumière, que c’était comme une traduction pour aveugles, ou, si l’on veut, comme une traduction musicale du charme de la pluie ou du charme du soleil. Si bien qu’à ce moment-là, les yeux fermés, dans mon lit, je me disais que tout peut se transposer et qu’un univers seulement audible pourrait être aussi varié que l’autre. Remontant paresseusement de jour en jour, comme sur une barque, et voyant apparaître devant moi toujours de nouveaux souvenirs enchantés, que je ne choisissais pas, qui, l’instant d’avant, m’étaient invisibles, et que ma mémoire me présentait l’un après l’autre sans que je puisse les choisir, je poursuivais paresseusement, sur ces espaces unis, ma promenade au soleil.

      Ces concerts matinaux de Balbec n’étaient pas anciens. Et pourtant, à ce moment relativement rapproché, je me souciais peu d’Albertine. Même, les tout premiers jours de l’arrivée, je n’avais pas connu sa présence à Balbec. Par qui donc l’avais-je apprise ? Ah ! oui, par Aimé. Il faisait un beau soleil comme celui-ci. Il était content de me revoir. Mais il n’aime pas Albertine. Tout le monde ne peut pas l’aimer. Oui, c’est lui qui m’a annoncé qu’elle était à Balbec. Comment le savait-il donc ? Ah ! il l’avait rencontrée, il lui avait trouvé mauvais genre. À ce moment, abordant le récit d’Aimé par une autre face que celle où il me l’avait fait, ma pensée, qui jusqu’ici avait navigué en souriant sur ces eaux bienheureuses, éclatait soudain, comme si elle eût heurté une mine invisible et dangereuse, insidieusement posée à ce point de ma mémoire. Il m’avait dit qu’il l’avait rencontrée, qu’il lui avait trouvé mauvais genre. Qu’avait-il voulu dire par mauvais genre ? J’avais compris genre vulgaire, parce que, pour le contredire d’avance, j’avais déclaré qu’elle avait de la distinction. Mais non, peut-être avait-il voulu dire genre gomorrhéen. Elle était avec une amie, peut-être qu’elles se tenaient par la taille, qu’elles regardaient d’autres femmes, qu’elles avaient en effet un « genre » que je n’avais jamais vu à Albertine en ma présence. Qui était l’amie ? où Aimé l’avait-il rencontrée, cette odieuse Albertine ?

      Je tâchais de me rappeler exactement ce qu’Aimé m’avait dit, pour voir si cela pouvait se rapporter à ce que j’imaginais ou s’il avait voulu parler seulement de manières communes. Mais j’avais beau me le demander, la personne qui se posait la question et la personne qui pouvait offrir le souvenir n’étaient, hélas, qu’une seule et même personne, moi, qui se dédoublait momentanément, mais sans rien s’ajouter. J’avais beau questionner, c’était moi qui répondais, je n’apprenais rien de plus. Je ne songeais plus à Mlle Vinteuil. Né d’un soupçon nouveau, l’accès de jalousie dont je souffrais était nouveau aussi, ou plutôt il n’était que le prolongement, l’extension de ce soupçon, il avait le même théâtre, qui n’était plus Montjouvain, mais la route où Aimé avait rencontré Albertine ; pour objets, les quelques amies dont l’une ou l’autre pouvait être celle qui était avec Albertine ce jour-là. C’était peut-être une certaine Élisabeth, ou bien peut-être ces deux jeunes filles qu’Albertine avait regardées dans la glace, au Casino, quand elle n’avait pas l’air de les voir. Elle avait sans doute des relations avec elles, et d’ailleurs aussi avec Esther, la cousine de Bloch. De telles relations, si elles m’avaient été révélées par un tiers, eussent suffi pour me tuer à demi, mais comme c’était moi qui les imaginais, j’avais soin d’y ajouter assez d’incertitude pour amortir la douleur.

      On arrive, sous la forme de soupçons, à absorber journellement, à doses énormes, cette même idée qu’on est trompé, de laquelle une quantité très faible pourrait être mortelle, inoculée par la piqûre d’une parole déchirante. C’est sans doute pour cela, et par un dérivé de l’instinct de conservation, que le même jaloux n’hésite pas à former des soupçons atroces à propos de faits innocents, à condition, devant la première preuve qu’on lui apporte, de se refuser à l’évidence. D’ailleurs, l’amour est un mal inguérissable, comme ces diathèses où le rhumatisme ne laisse quelque répit que pour faire place à des migraines épileptiformes. Le soupçon jaloux était-il calmé, j’en voulais à Albertine de n’avoir pas été tendre, peut-être de s’être moquée de moi avec Andrée. Je pensais avec effroi à l’idée qu’elle avait dû se faire si Andrée lui avait répété toutes nos conversations, l’avenir m’apparaissait atroce. Ces tristesses ne me quittaient que si un nouveau soupçon jaloux me jetait dans d’autres recherches ou si, au contraire, les manifestations de tendresse d’Albertine me rendaient mon bonheur insignifiant. Quelle pouvait être cette jeune fille ? il faudrait que j’écrive à Aimé, que je tâche de le voir, et ensuite je contrôlerais ses dires en causant avec Albertine, en la confessant. En attendant, croyant bien que ce devait être la cousine de Bloch, je demandai à celui-ci, qui ne comprit nullement dans quel but, de me montrer seulement une photographie d’elle ou, bien plus, de me faire au besoin rencontrer avec elle.

      Combien de personnes, de villes, de chemins, la jalousie nous rend ainsi avide de connaître ? Elle est une soif de savoir grâce à laquelle, sur des points isolés les uns des autres, nous finissons par avoir successivement toutes les notions possibles, sauf celle que nous voudrions. On ne sait jamais si un soupçon ne naîtra pas, car, tout à coup, on se rappelle une phrase qui n’était pas claire, un alibi qui n’avait pas été donné sans intention. Pourtant, on n’a pas revu la personne, mais il y a une jalousie après coup, qui ne СКАЧАТЬ