La prisonnière. Marcel Proust
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Название: La prisonnière

Автор: Marcel Proust

Издательство: Public Domain

Жанр: Зарубежная классика

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СКАЧАТЬ inconnue encore, mince comme une silhouette profilée sur le flot ? Ces effigies gardées intactes dans la mémoire, quand on les retrouve, on s’étonne de leur dissemblance d’avec l’être qu’on connaît ; on comprend quel travail de modelage accomplit quotidiennement l’habitude. Dans le charme qu’avait Albertine à Paris, au coin de mon feu, vivait encore le désir que m’avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le long de la plage, et comme Rachel gardait pour Saint-Loup, même quand il le lui eût fait quitter, le prestige de la vie de théâtre, en cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec d’où je l’avais précipitamment emmenée, subsistaient l’émoi, le désarroi social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bains de mer. Elle était si bien encagée que, certains soirs même, je ne faisais pas demander qu’elle quittât sa chambre pour la mienne, elle que jadis tout le monde suivait, que j’avais tant de peine à rattraper filant sur sa bicyclette, et que le liftier même ne pouvait me ramener, ne me laissant guère d’espoir qu’elle vînt, et que j’attendais pourtant toute la nuit. Albertine n’avait-elle pas été, devant l’Hôtel, comme une grande actrice de la plage en feu, excitant les jalousies quand elle s’avançait dans ce théâtre de nature, ne parlant à personne, bousculant les habitués, dominant ses amies ? et cette actrice si convoitée n’était-ce pas elle qui, retirée par moi de la scène, enfermée chez moi, était à l’abri des désirs de tous, qui désormais pouvaient la chercher vainement, tantôt dans ma chambre, tantôt dans la sienne, où elle s’occupait à quelque travail de dessin et de ciselure ?

      Sans doute, dans les premiers jours de Balbec, Albertine semblait dans un plan parallèle à celui où je vivais, mais qui s’en était rapproché (quand j’avais été chez Elstir), puis l’avait rejoint, au fur et à mesure de mes relations avec elle, à Balbec, à Paris, puis à Balbec encore. D’ailleurs, entre les deux tableaux de Balbec, au premier séjour et au second, composés des mêmes villas d’où sortaient les mêmes jeunes filles devant la même mer, quelle différence ! Dans les amies d’Albertine du second séjour, si bien connues de moi, aux qualités et aux défauts si nettement gravés dans leur visage, pouvais-je retrouver ces fraîches et mystérieuses inconnues qui jadis ne pouvaient, sans que battît mon cœur, faire crier sur le sable la porte de leur chalet et en froisser au passage les tamaris frémissants ! Leurs grands yeux s’étaient résorbés depuis, sans doute parce qu’elles avaient cessé d’être des enfants, mais aussi parce que ces ravissantes inconnues, actrices de la romanesque première année, et sur lesquelles je ne cessais de quêter des renseignements, n’avaient plus pour moi de mystère. Elles étaient devenues obéissantes à mes caprices, de simples jeunes filles en fleurs, desquelles je n’étais pas médiocrement fier d’avoir cueilli, dérobé à tous, la plus belle rose.

      Entre les deux décors, si différents l’un de l’autre, de Balbec, il y avait l’intervalle de plusieurs années à Paris, sur le long parcours desquelles se plaçaient tant de visites d’Albertine. Je la voyais aux différentes années de ma vie, occupant par rapport à moi des positions différentes qui me faisaient sentir la beauté des espaces interférés, ce long temps révolu où j’étais resté sans la voir, et sur la diaphane profondeur desquels la rose personne que j’avais devant moi se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. Il était dû, d’ailleurs, à la superposition non seulement des images successives qu’Albertine avait été pour moi, mais encore des grandes qualités d’intelligence et de cœur, des défauts de caractère, les uns et les autres insoupçonnées de moi, qu’Albertine, en une germination, une multiplication d’elle-même, une efflorescence charnue aux sombres couleurs, avait ajoutés à une nature jadis à peu près nulle, maintenant difficile à approfondir. Car les êtres, même ceux auxquels nous avons tant rêvé qu’ils ne nous semblaient qu’une image, une figure de Benozzo Gozzoli se détachant sur un fond verdâtre, et dont nous étions disposés à croire que les seules variations tenaient au point où nous étions placés pour les regarder, à la distance qui nous en éloignait, à l’éclairage, ces êtres-là, tandis qu’ils changent par rapport à nous, changent aussi en eux-mêmes, et il y avait eu enrichissement, solidification et accroissement de volume dans la figure jadis simplement profilée sur la mer. Au reste, ce n’était pas seulement la mer à la fin de la journée qui vivait pour moi en Albertine, mais parfois l’assoupissement de la mer sur la grève par les nuits de clair de lune.

      Quelquefois, en effet, quand je me levais pour aller chercher un livre dans le cabinet de mon père, mon amie, m’ayant demandé la permission de s’étendre pendant ce temps-là, était si fatiguée par la longue randonnée du matin et de l’après-midi au grand air que, même si je n’étais resté qu’un instant hors de ma chambre, en y rentrant, je trouvais Albertine endormie et ne la réveillais pas.

      Étendue de la tête aux pieds sur mon lit, dans une attitude d’un naturel qu’on n’aurait pu inventer, je lui trouvais l’air d’une longue tige en fleur qu’on aurait disposée là, et c’était ainsi en effet : le pouvoir de rêver, que je n’avais qu’en son absence, je le retrouvais à ces instants auprès d’elle, comme si, en dormant, elle était devenue une plante. Par là, son sommeil réalisait, dans une certaine mesure, la possibilité de l’amour ; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais j’étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle dormait, je n’avais plus à parler, je savais que je n’étais plus regardé par elle, je n’avais plus besoin de vivre à la surface de moi-même.

      En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait dépouillé, l’un après l’autre, ses différents caractères d’humanité qui m’avaient déçu depuis le jour où j’avais fait sa connaissance. Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange, et qui cependant m’appartenait davantage. Son moi ne s’échappait pas à tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d’elle était au dehors ; elle s’était réfugiée, enclose, résumée, dans son corps. En le tenant sous mon regard, dans mes mains, j’avais cette impression de la posséder tout entière que je n’avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m’était soumise, exhalait vers moi son léger souffle.

      J’écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un zéphir marin, féerique comme ce clair de lune, qu’était son sommeil. Tant qu’il persistait, je pouvais rêver à elle, et pourtant la regarder, et quand ce sommeil devenait plus profond, la toucher, l’embrasser. Ce que j’éprouvais alors, c’était un amour devant quelque chose d’aussi pur, d’aussi immatériel dans sa sensibilité, d’aussi mystérieux que si j’avais été devant les créatures inanimées que sont les beautés de la nature. Et, en effet, dès qu’elle dormait un peu profondément, elle cessait seulement d’être la plante qu’elle avait été ; son sommeil, au bord duquel je rêvais, avec une fraîche volupté dont je ne me fusse jamais lassé et que j’eusse pu goûter indéfiniment, c’était pour moi tout un paysage. Son sommeil mettait à mes côtés quelque chose d’aussi calme, d’aussi sensuellement délicieux que ces nuits de pleine lune dans la baie de Balbec devenue douce comme un lac, où les branches bougent à peine, où, étendu sur le sable, l’on écouterait sans fin se briser le reflux.

      En entrant dans la chambre, j’étais resté debout sur le seuil, n’osant pas faire de bruit, et je n’en entendais pas d’autre que celui de son haleine venant expirer sur ses lèvres, à intervalles intermittents et réguliers, comme un reflux, mais plus assoupi et plus doux. Et au moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que c’était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la charmante captive, étendue là sous mes yeux. Des voitures passaient bruyamment dans la rue, son front restait aussi immobile, aussi pur, son souffle aussi léger, réduit à la simple expiration de l’air nécessaire. Puis, voyant que son sommeil ne serait pas troublé, je m’avançais prudemment, je m’asseyais sur la chaise qui était à côté du lit, puis sur le lit même.

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