Название: La troisième jeunesse de Madame Prune
Автор: Pierre Loti
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066082413
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Oh!... Mon petit chat qui fait ses visites lui aussi!... Mon petit chat vêtu de couleurs presque sévères, pour la rue, et s'empressant comme les grandes personnes à remplir ses devoirs de civilité!... Non, qui n'a pas vu la petite mademoiselle Pluie-d'Avril assise avec dignité dans son pousse-pousse, et tenant en main ses cartes de visite, lilliputiennes comme elle-même; qui n'a pas rencontré ça, et n'en a pas reçu au passage un cérémonieux salut, n'imaginera jamais la grâce et le charme d'une mousmé de douze ans, diplômée pour la danse et le beau maintien...
Tant de remuement comique, et un si clair soleil sur la bigarrure des costumes, chassaient la tristesse que chaque premier de l'an traîne à sa suite; mais elle n'était pas loin, elle rôdait dans l'air, cette tristesse à laquelle on n'échappe pas ce jour-là, et bientôt nous nous retrouvons, elle et moi, comme d'anciens amis, fatigués de s'être trop connus; c'est au milieu des quartiers caducs, aujourd'hui silencieux, qui confinent à l'immense ville des morts et où passe à peine, de temps à autre, quelque mousmé furtive, jetant l'éclat de sa robe de fête au milieu des antiques boiseries et des vénérables pierres. Nagasaki finit à la montagne abrupte, qui s'élève chargée de temples et de sépultures, qui forme tout alentour un seul et même cimetière, étagé au-dessus de la ville des vivants, un cimetière un peu dominateur, mais tellement doux et ombreux...
Au pied même de cette nécropole, passe une rue délaissée, où demeure la vieille et maigre madame L'Ourse, ma fleuriste habituelle. C'est une rue très ancienne; d'un côté, il y a des maisonnettes d'autrefois, des échoppes centenaires où l'on vend des fleurs pour les tombes, et, de rencontre, des petits dieux domestiques, ou des autels en laque pour ancêtres; de l'autre, il y a le flanc même de la montagne, le rocher presque vertical, interrompu de distance en distance par les grands portiques sans âge, les grands escaliers qui conduisent aux pagodes, ou bien par les petits sentiers de chèvre, tapissés de capillaires et de mousses, qui vont se perdre là-haut, chez messieurs les morts et mesdames les mortes. J'y viens souvent, dans cette rue, non pas seulement à cause de madame L'Ourse, mais pour prendre ensuite quelqu'un de ces sentiers grimpants et monter dans l'immense et délicieux cimetière. Surtout par un soleil nostalgique, d'une tiédeur d'orangerie, comme celui de ce soir, je ne sais pas s'il existe au monde un lieu plus adorable; c'est un labyrinthe de petites terrasses superposées, de petites sentes, de petites marches, parmi la mousse, le lichen et les plus fines capillaires aux tiges de crin noir. En s'élevant, on domine bientôt toutes les antiques pagodes, rangées à la base de cette montagne comme pour servir d'atrium aux quartiers aériens où dorment les générations antérieures; la vue plonge alors sur leurs toits compliqués, leurs cours aux dalles tristes, leurs symboles, leurs monstres. Au delà, toute cette ville de Nagasaki, vue à vol d'oiseau, étale ses milliers de maisonnettes drôles couleur vieux bois et de poussière; au delà encore, viennent les rives de verdure, la baie profonde, la mer en nappe bleue, la tourmente géologique d'alentour, l'escarpement des cimes, tout cela lointain et comme apaisé par la distance. L'apaisement, la paix, c'est surtout ce que l'on sent pénétrer en soi, plus on séjourne dans ce lieu et plus on monte; mais pour nous elle est très étrange, la paix que cette ville des morts exhale avec la senteur de ses cèdres et la fumée de ses baguettes d'encens: paix de ces milliers d'âmes défuntes qui perçurent le monde et la vie à travers de tout petits yeux obliques et dont le rêve fut si différent du nôtre. Ils sont innombrables, les êtres dont la cendre se mêle ici à la terre; les bornes tombales, inscrites de lettres inconnues, se groupent par familles, se pressent sur le flanc de la montagne comme une multitude assemblée pour un spectacle; il en est de si anciennes, de si usées qu'elles n'ont plus de forme. Et tout ce versant regarde le sud et l'ouest, de façon à être constamment baigné de rayons, le soir surtout, attiédi et doré même quand décline le soleil d'hiver, comme en ce moment. Le long des étroits sentiers, aujourd'hui semés de feuilles mortes, qui grimpent vers les cimes, on passe parfois devant des alignements de gnomes assis sous la retombée des fougères, bouddhas en granit de la taille d'un enfant, la plupart brisés par les siècles, mais chacun ayant au cou une petite cravate d'étoffe rouge, nouée là par les soins de quelque main pieuse. Par exemple, de personnages vivants, on n'en rencontre guère; un bûcheron, de temps à autre, un rêveur; une mousmé qui, par hasard, ne rit pas, ou une vieille dame apportant des chrysanthèmes, allumant sur une tombe une gerbe de ces baguettes parfumées qui donnent à l'air d'ici une senteur d'église. Il y a des camélias de cent ans, devenus de grands arbres; il y a des cèdres qui penchent au-dessus de l'abîme leurs énormes ramures, noueuses comme des bras de vieillard. Des capillaires de toute fantaisie, longues et fragiles, forment des amas de dentelles vertes, dans les recoins qui ont la tiédeur et l'humidité des serres. Mais ce qui envahit surtout les tombes et les terrasses des morts, c'est une certaine plante de muraille, empressée à tapisser comme le lierre de chez nous, une plante charmante aux feuilles en miniature, qui est l'amie inséparable de toutes les pierres japonaises.
On reçoit en plein les rayons rouges du soir, en ce moment, dans les hauts cimetières tranquilles; les feuilles mortes, le long des chemins, semblent une jonchée d'or, en attendant qu'elles se décomposent pour féconder les mousses et tout le petit monde délicat des fougères. Les bruits d'en bas arrivent à peine jusqu'ici; la ville, aperçue dans un gouffre, au-dessous de ses pagodes et de ses tombes, n'envoie point sa clameur vers le quartier de ses morts: dans ce calme idéal, dans cette tiédeur, comme artificielle, épandue sur la nécropole par le soleil d'hiver, les âmes d'ancêtres, même les plus dissoutes par le temps, doivent reprendre un peu de conscience et de souvenir.
Quant à moi, qui suis né sur l'autre versant du monde, voici qu'au milieu de ces ambiances étranges je songe très mélancoliquement à mon pays, à l'année qui vient de finir, au siècle tombé ce matin dans l'abîme et qui fut celui de ma jeunesse...
Maintenant une cloche sonne, en bas dans une pagode, une cloche formidable et lente,—quelqu'une de ces cloches énormes qui sont couvertes d'inscriptions mystérieuses ou de figures de monstre, et que l'on fait vibrer au choc d'une poutre suspendue;—elle sonne à intervalles très espacés, comme chez nous pour les agonies. Elle ne trouble rien; plutôt elle accentue, elle souligne cet exotique silence. En l'entendant, je me sens plus loin encore de la terre natale; je regarde avec plus de tristesse ce rouge soleil au déclin, qui, à cette heure même, se lève là-bas, pour un matin sans doute glacé, sur ma maison familiale...
XIII
2 janvier.
Un seigneur japonais, un véritable, un qui se souvient encore d'avoir été, au temps de son adolescence, un Samouraï à deux sabres, mais qui porte aujourd'hui tunique de colonel et casquette galonnée à la russe, nous a conviés ce soir à faire la fête avec lui, dans la maison-de-thé la plus élégante de la ville et la plus fermée, où l'on dédaignerait de nous recevoir si nous n'étions ses hôtes.
C'est tout au fond du vieux Nagasaki, près de la grande pagode du «Cheval de Jade», et nous nous y rendons en djinricha, au coup de neuf heures du soir, par une nuit froide et pure, éclairée d'une belle lune d'hiver.
Dans ce quartier où brillent à peine quelques lanternes, la maison qui nous attend, connue pour les rendez-vous de noble compagnie, est sombre, close, silencieuse, immense: elle a deux étages, très hauts de plafond, et se dresse plutôt tristement sur le ciel étoilé. Nos coureurs nous déversent à la porte, au pied СКАЧАТЬ