Название: La troisième jeunesse de Madame Prune
Автор: Pierre Loti
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066082413
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II
Dimanche, 9 décembre 1900.
Réveillé tard, après une telle nuit de grande secouée, j'ouvre mon sabord, pour saluer le Japon.
Et il est bien là, toujours le même, à première vue du moins, mais uniformément feutré de neige, sous un pâle soleil qui me déroute et que je ne lui connaissais point. Les arbres verts, qui couvrent encore les montagnes comme autrefois, cèdres, camélias et bambous, sont poudrés à blanc, et les toits des maisonnettes de faubourg, qui grimpent vers les sommets, ressemblent dans le lointain à des myriades de petites tables blanches.
Aucune mélancolie de souvenir, à revoir tout cela, qui reste joli pourtant sous le suaire hivernal; aucune émotion: les pays où l'on n'a ni aimé ni souffert ne vous laissent rien. Mais c'est étrange, au seul aspect de cette baie, quantité de choses et de personnages oubliés se représentent à mon esprit: certains coins de la ville, certaines demeures, et des figures de Nippons et de Nipponnes, des expressions d'yeux ou de sourire. En même temps, des mots de cette langue, qui semblait à jamais sortie de ma mémoire, me reviennent à la file; je crois vraiment qu'une fois descendu à terre je saurai encore parler japonais.
Au soleil de deux heures, la neige est partout fondue. Et on voit mieux alors toutes les transformations qui se dissimulaient ce matin sous la couche blanche.
Çà et là des tuyaux d'usine ont coquettement poussé, et noircissent de leur souffle les entours. Là-bas, là-bas, au fond de la baie, le vieux Nagasaki des temples et des sépultures semble bien être resté immuable,—ainsi que ce faubourg de Dioudjendji que j'habitais, à mi-montagne;—mais, dans la concession européenne et partout sur les quais nouveaux, que de bâtisses modernes, en style de n'importe où! Que d'ateliers fumants, de magasins et de cabarets!
Et puis, où sont donc ces belles grandes jonques, à membrure d'oiseau, qui avaient la grâce des cygnes? La baie de Nagasaki jadis en était peuplée; majestueuses, avec leur poupe de trirème, souples, légères, on les voyait aller et venir par tous les vents; des petits athlètes jaunes, nus comme des antiques, manœuvraient lestement leurs voiles à mille plis, et elles glissaient en silence parmi les verdures des rives. Il en reste bien encore quelques-unes, mais caduques, déjetées, et que l'on dirait perdues aujourd'hui dans la foule des affreux batelets en fer, remorqueurs, chalands, vedettes, pareils à ceux du Havre ou de Portsmouth. Et voici de lourds cuirassés, des «destroyers» difformes, qui sont peints en ce gris sale, cher aux escadres modernes, et sur lesquels flotte le pavillon japonais, blanc orné d'un soleil rouge.
Le long de la mer, quel massacre! Ce manteau de verdure, qui jadis descendait jusque dans l'eau, qui recouvrait les roches même les plus abruptes, et donnait à cette baie profonde un charme d'éden, les hommes l'ont tout déchiqueté par le bas; leur travail de malfaisantes fourmis se révèle partout sur les bords; ils ont entaillé, coupé, gratté, pour établir une sorte de chemin de ronde, que bordent aujourd'hui des usines et de noirs dépôts de charbon.
Et très loin, très haut sur la montagne, qu'est-ce donc qui persiste de blanc, après que la neige est fondue? Ah! des lettres,—japonaises, il est vrai,—des lettres blanches, longues de dix mètres pour le moins, formant des mots qui se lisent d'une lieue: un système d'affichage américain; une réclame pour des produits alimentaires!
III
Mardi, 11 décembre.
Un soleil d'arrière-automne, chaud sans excès, lumineux comme avec nostalgie, tel, à cette saison, le soleil au midi de l'Espagne; un soleil idéal, s'attardant à dorer les vieilles pagodes, à mûrir les oranges et les mandarines des jardinets mignards...
De peur d'être trop déçu, j'ai préféré attendre ce beau temps-là, pour quitter mon navire et faire ma première visite au Japon.
Donc, aujourd'hui seulement, surlendemain de mon arrivée, me voici errant au milieu des maisonnettes de bois et de papier, un peu désorienté d'abord par tant de changements survenus dans les quartiers voisins de la mer, et puis me reconnaissant davantage aux abords des grands temples, au fin fond du vieux Nagasaki purement japonais.
Quoi qu'on en ait dit, il existe bien toujours, ce Japon lointain, malgré le vent de folie qui le pousse à se transformer et à se détruire. Quant à la mousmé, je la retrouve toujours la même, avec son beau chignon d'ébène vernie, sa ceinture à grandes coques, sa révérence et ses petits yeux si bridés qu'ils ne s'ouvrent plus; son ombrelle seule a changé: au lieu d'être à mille nervures et en papier peint, la voilà, hélas! en soie de couleur sombre, et baleinée à la mode occidentale. Mais la mousmé est encore là, pareillement attifée, aussi gentiment comique, et d'ailleurs innombrable, emplissant les rues de sa grâce mièvre et de son rire. Du côté des hommes, les gracieux chapeaux melons et les petits complets d'Occident ne sont pas sensiblement plus nombreux que jadis; on dirait même que la vogue en est passée.
Comme c'est drôle: j'ai été quelqu'un de Nagasaki, moi, il y a longtemps, longtemps, il y a beaucoup d'années!... Je l'avais presque oublié, mais je me le rappelle de mieux en mieux, à mesure que je m'enfonce dans cette ville étrange. Et mille choses me jettent au passage un mélancolique bonjour, avec une petite gerbe de souvenirs,—mille choses: les cèdres centenaires penchés autour des pagodes, les monstres de granit qui veillent depuis des âges sur les seuils, et les vieux ponts courbes aux pierres rongées par la mousse.
Des bonjours mélancoliques, disais-je... Mélancolie des quinze ans écoulés depuis que nous nous sommes perdus de vue, voilà tout. Par ailleurs, pas plus d'émotion que le jour de l'arrivée: c'était donc bien sans souffrance et sans amour que j'avais passé dans ce pays.
Ces quinze années pourtant ne pèsent guère sur mes épaules. Je reviens au pays des mousmés avec l'illusion d'être aussi jeune que la première fois, et, ce que je n'aurais pu prévoir, bien moins obsédé par l'angoisse de la fuite des jours; j'ai tant gagné sans doute en détachement que, plus près du grand départ, je vis comme s'il me restait au contraire beaucoup plus de lendemains. En vérité, je me sens disposé à prendre gaîment notre séjour imprévu dans cette baie, qui est encore, à ce qu'il semble, l'un des coins les plus amusants du monde.
Sur le soir de cette journée, presque sans l'avoir voulu, je suis ramené vers Dioudjendji, le faubourg où je demeurais: l'habitude peut-être, ou bien quelque attirance inavouée des sourires de madame Prune... Je monte, je monte, me figurant que je vais arriver tout droit. Mais, qui le croirait? dans ces petits chemins jadis si familiers, je m'embrouille comme dans un labyrinthe, et me voici tournant, retournant, incapable de reconnaître ma demeure.
Tant pis! ce sera pour un autre jour, peut-être. Et puis, j'y tiens si peu!
IV
Jeudi, 13 décembre.
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