Les Contemporains. Jules Lemaître
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Название: Les Contemporains

Автор: Jules Lemaître

Издательство: Bookwire

Жанр: Документальная литература

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isbn: 4064066084141

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      La lune pleine, rayonnante, victorieuse, s'était tout à fait levée dans le ciel irradié d'une lumière de nacre et de neige, inondé d'une sérénité argentée, irisé, plein de nuages d'écume qui faisaient comme une mer profonde et claire d'eau de perles; et sur cette splendeur laiteuse, suspendue partout, les mille aiguilles des arbres dépouillés mettaient comme des arborisations d'agate sur un fond d'opale... Anatole prit à gauche... Il était dans une petite clairière. L'éclaircie était mélancolique, douce, hospitalière. La lune y tombait en plein. Il y avait dans ce coin le jour caressant, enseveli, presque angélique de la nuit. Des écorces de bouleaux pâlissaient çà et là, des clartés molles coulaient par terre; des cimes, des couronnes de ramures fines et poussiéreuses, paraissaient des bouquets de marabouts. Une légèreté vaporeuse, le sommeil sacré de la paix nocturne des arbres, ce qui dort de blanc, ce qui semble passer de la robe d'une ombre sous la lune, entre les branches, un peu de cette âme antique qu'a un bois de Corot, faisaient songer devant cela à des Champs Élysées d'âmes d'enfants[23].

      Mais on aura beau faire, une page écrite ne sera jamais l'équivalent d'un tableau; les mots, de quelque façon qu'on les accumule et qu'on les arrange, ne pourront qu'évoquer chez le lecteur, s'il s'y prête, une image approchante des objets qu'on lui décrit. Il est donc un point où il faut s'arrêter dans cette voie, sous peine de forcer sans grand profit les ressorts de la langue. De dire où est exactement ce point, ce n'est pas très facile; mais il est visible, à l'étrangeté fréquente de leur style, que MM. de Goncourt l'ont maintes fois outrepassé. Flaubert n'invente pas un mot nouveau, Gautier n'en invente qu'un petit nombre ou se contente de ressusciter des mots anciens. Tous deux écrivent purement; tous deux respectent ce qu'on appelle le génie de la langue, c'est-à-dire, en somme, ses habitudes. Tous deux, l'un dans sa phrase laborieuse et courte, l'autre dans sa période copieuse, facile et un peu lente, sont extrêmement préoccupés de l'harmonie. Tous les «stylistes» antérieurs à MM. de Goncourt évitent les répétitions de mots, les cacophonies, les ruptures d'équilibre dans la construction des phrases, écrivent beaucoup pour l'oreille. MM. de Goncourt, au moins dans leurs peintures, écrivent uniquement pour les yeux. Stylistes, ils ne le sont point du tout à la façon des autres; ils dédaignent dans le style tout ce qui ne sert pas à faire voir ou à faire sentir.—Mais, quand on parle de leur style, il faut distinguer entre leurs livres. Sœur Philomène, Renée Mauperin, Germinie Lacerteux sont écrits purement. La forme de Charles Demailly (le premier de leurs romans qui ait paru) était beaucoup plus exubérante et parfois singulière. Dans Manette Salomon la manière triomphe. Dans Madame Gervaisais, le dernier roman qu'ils aient composé ensemble, on n'hésite pas à dire: C'est trop!—Et la bizarrerie du style s'est encore aggravée dans les livres que M. Edmond de Goncourt a écrits tout seul. C'est donc dans Madame Gervaisais que je puiserai des exemples soit des incorrections affectées, soit des manies de style qui sont devenues, vers la fin, familières aux deux frères.

      Voici d'abord des sortes d'expressions redondantes par le rapprochement de deux mots de même racine: «Là, une haie de camélias plaquant ses feuilles et ses fleurs de cire contre le rocailleux d'une galerie de rochers[24].»—«... débordant de la bordure turgide et gonflée des fleurs[25].» (Je néglige ici la synonymie absolue de turgide et de gonflée.)—Parfois le pléonasme va jusqu'à l'incorrection choquante: «Ce qui lui manquait et lui faisait défaut, c'était une absence d'aliments à des appétits nouveaux[26].» Ceci rappelle une phrase célèbre à l'École normale: «Messieurs, il y a dans votre préparation des lacunes dont il faudrait combler l'absence.»

      Voici des mots inventés, peut-être inutilement: «... un paresseux lazzaronisme d'âme[27],»—«notes trémolantes[28],»—«obscurant le public[29],»—«nuits insomnieuses[30],»—«arrivée à une entière déréliction[31].» À quoi bon ces mots nouveaux? C'est que les auteurs, en proie à cette inquiétude, à ce désir inassouvissable d'une expression égale à leur impression, ont trouvé (là est l'affectation) que les mots connus étaient usés, n'accrochaient pas assez l'attention, et aussi (là est la part de sincérité) que ces mots ne rendaient pas tout ce qu'ils voulaient. Trémolantes est une expression musicale, ne peut s'appliquer qu'à des sons, tremblantes peut s'appliquer à tout. Il y a dans lazzaronisme d'âme une image, et une image italienne, qui n'est pas dans nonchalance ou paresse. Obscurant ne pourrait être remplacé que par plusieurs mots. Sans sommeil n'a pas l'harmonie un peu triste de insomnieuses. Déréliction est une espèce de superlatif, implique quelque chose de désespéré qui n'est pas dans solitude ou abandon. J'entre autant que je puis dans la pensée de l'écrivain; mais, si je devine ses raisons, elles ne me convainquent qu'à moitié.

       Voici des expressions où la recherche de l'énergie et de la concision aboutit à l'étrangeté: «Au milieu d'un tapis vert, en plein soleil, le marbre d'une colonne brûlait de blanc devant un dattier[32].»—«... Ses tumulus dévastés, volés de leur forme même[33].»—«Souvent de petits enfants s'arrêtaient brusquement (devant Pierre Charles), frappés par la séduction naturelle, instantanée, le coup de foudre de leur beau à eux dans un autre[34].»

      Voici des redoublements de synonymes, des insistances qui retiennent l'attention en nous présentant deux ou trois fois de suite la même idée ou la même image: «... Une espèce de dénouement, de déliement de sa nature comprimée, refermée, resserrée...[35]»—«... Suppliciés par tous les raccourcis de la chute, toutes les angoisses des muscles, toutes les agonies du dessin; tableau muet de la souffrance physique contre lequel venait frapper, battre, expirer le chœur des douleurs de l'âme[36].»—«... Rome et ses dômes détachés, dessinés, lignés dans une nuit violette, sur une bande de ciel jaune, du jaune d'une rose-thé[37].»—Ce procédé est habituel à MM. de Goncourt, même dans leurs pages les plus sobres: c'est un continuel essayage d'expressions. On dirait souvent qu'ils nous livrent le travail préparatoire de leur style, non leur style même, parce que l'impression de l'artiste se fait sentir plus immédiate et plus vive dans l'ébauche intempérante que dans la page définitive, et qu'ils craignent, en châtiant et terminant l'ébauche, d'en amortir l'effet. Leurs tableaux font quelquefois songer à l'envers d'une tapisserie, plus éclatant et moins net que l'endroit, et où les bouts de laine sont trop longs et un peu emmêlés.

      L'épithète étant toujours, dans cette manière d'écrire, le mot le plus important, voici des tournures qui mettent l'épithète au premier plan en la transformant en substantif neutre (à la façon des Grecs): «... Mais c'était le ciel surtout qui donnait à tout une apparence éteinte avec une lumière grise et terne d'éclipse, empoussiérant le mousseux des toits, le fruste des murs...[38]»—«... Des voix fragiles et poignantes attaquant les nerfs avec l'imprévu et l'antinaturel du son[39].»—«Et il mit une note presque dure dans le bénin de sa parole inlassable et coulante[40].»

      Les mots abstraits surabondent dans cette prose si vivante: ce qui semble contradictoire, mais s'explique avec un très petit effort de réflexion. Le point de vue de MM. de Goncourt étant le plus souvent pictural, s'ils ont à décrire un groupe, ce qu'ils voient tout d'abord, ce sont des couleurs, des poses, des attitudes. Pour nous rendre cette première vue saisissante, mais sommaire, ce premier éblouissement d'un tableau réel, ils commencent donc, instinctivement, par en abstraire les teintes, les lignes, les mouvements; et comme ils veulent leur donner dans la phrase la place d'honneur et les faire saillir uniquement, ils ne les expriment point par des adjectifs, qui seraient toujours subordonnés à un nom, mais par des substantifs nécessairement abstraits. Et ayant ainsi traduit l'impression générale, qui correspond au premier moment de la vision, ils la précisent par les mots qui viennent ensuite et qui marquent ce qu'on distingue au second coup d'œil.—Si donc Mme Gervaisais entre dans une église de Rome, MM. de Goncourt ne diront pas: «Elle se mit à regarder... des femmes agenouillées..., des paysans vautrés...» Non, car ce qu'elle a vu d'abord, ce sont des lignes et des mouvements, c'est quelque chose d'agenouillé et de vautré; après quoi, elle a remarqué que c'étaient des femmes et des paysans. MM. de Goncourt écriront donc: «Elle se mit à regarder, dans l'obscurité pieuse, des agenouillements de femmes, leur châle sur la tête..., des vautrements de paysans enfonçant СКАЧАТЬ