Название: Le Journal d'une Femme de Chambre
Автор: Octave Mirbeau
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066087357
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D'après la mercière, c'était un commerce fort lucratif, et le père de Madame, qui l'avait accaparé pour tout le département, s'y montrait d'une grande habileté, c'est-à-dire qu'il gardait pour lui et mettait dans sa poche la majeure partie de la prime... Voici dix ans qu'il est mort, maire du Mesnil-Roy, suppléant du juge de paix, conseiller général, président de la fabrique, trésorier du bureau de bienfaisance, décoré, et, en plus du Prieuré qu'il avait acheté pour rien, laissant douze cent mille francs, dont six cent mille sont allés à Madame, car Madame a un frère qui a mal tourné, et on ne sait pas ce qu'il est devenu... Eh bien... on dira ce qu'on voudra... Voilà de l'argent qui n'est guère propre, si tant est qu'il y en ait qui le soit... Pour moi, c'est bien simple, je n'ai vu que du sale argent et que de mauvais riches.
Les Lanlaire—est-ce pas à vous dégoûter?—ont donc plus d'un million. Ils ne font rien que d'économiser... et c'est à peine s'ils dépensent le tiers de leurs rentes. Rognant sur tout, sur les autres et sur eux-mêmes, chipotant âprement sur les notes, reniant leur parole, ne reconnaissant des conventions acceptées que ce qui est écrit et signé, il faut avoir l'oeil avec eux, et, dans les rapports d'affaires, ne jamais ouvrir la porte à une contestation quelconque. Ils en profitent aussitôt pour ne pas payer, surtout les petits fournisseurs qui ne peuvent supporter les frais d'un procès, et les pauvres diables qui n'ont point de défense... Naturellement, ils ne donnent jamais rien, si ce n'est, de temps en temps, à l'église, car ils sont fort dévots. Quant aux pauvres, ils peuvent crever de faim devant la porte du Prieuré, implorer et gémir. La porte reste toujours fermée...
—Je crois même, disait la mercière, que s'ils pouvaient prendre quelque chose dans la besace des mendiants, ils le feraient sans remords, avec une joie sauvage...
Et elle ajoutait, à titre d'exemple monstrueux:
—Ainsi, nous tous ici qui gagnons notre vie péniblement, quand nous rendons le pain bénit, nous achetons de la brioche. C'est une question de convenance et d'amour-propre... Eux, les sales pingres, ils distribuent, quoi?... Du pain, ma chère demoiselle. Et pas même du pain blanc, du pain de première qualité... Non... du pain d'ouvrier... Est-ce pas honteux... des personnes si riches?... Même que la Paumier, la femme du tonnelier, a entendu un jour Mme Lanlaire dire au curé qui lui reprochait doucement cette crasserie: «Monsieur le curé, c'est toujours assez bon pour ces gens-là!»
Il faut être juste, même avec ses maîtres. S'il n'y a qu'une voix sur le compte de Madame, on n'en veut pas à Monsieur... On ne déteste pas Monsieur... Chacun est d'accord pour déclarer que Monsieur n'est pas fier, qu'il serait généreux envers le monde, et ferait beaucoup de bien, s'il le pouvait. Le malheur est qu'il ne le peut pas... Monsieur n'est rien chez lui... moins que les domestiques, pourtant durement traités, moins que le chat à qui on permet tout... Peu à peu, et pour être tranquille, il a abdiqué toute autorité de maître de maison, toute dignité d'homme aux mains de sa femme. C'est Madame qui dirige, règle, organise, administre tout... Madame s'occupe de l'écurie, de la basse-cour, du jardin, de la cave, du bûcher et elle trouve à redire sur tout. Jamais les choses ne vont comme elle voudrait, et elle prétend sans cesse qu'on la vole... Ce qu'elle a un oeil!... C'est inimaginable. On ne lui pose pas de blagues, bien sûr, car elle les connaît toutes... C'est elle qui paie les notes, touche les rentes et les fermages, conclut les marchés... Elle a des roueries de vieux comptable, des indélicatesses d'huissier véreux, des combinaisons géniales d'usurier... C'est à ne pas croire... Naturellement, elle tient la bourse, férocement, et elle n'en dénoue les cordons que pour y faire entrer plus d'argent, toujours... Elle laisse Monsieur sans un sou, c'est à peine s'il a de quoi s'acheter du tabac, le pauvre. Au milieu de sa richesse, il est encore plus dénué que tout le monde d'ici... Pourtant, il ne bronche pas, il ne bronche jamais... Il obéit comme les camarades. Ah! ce qu'il est drôle, des fois, avec son air de chien embêté et soumis... Quand, Madame étant sortie, arrive un fournisseur avec une facture, un pauvre avec sa misère, un commissionnaire qui réclame un pourboire, il faut voir Monsieur... Monsieur est vraiment d'un comique!... Il fouille dans ses poches, se tâte, rougit, s'excuse, et il dit, l'oeil piteux:
—Tiens!... Je n'ai pas de monnaie sur moi... Je n'ai que des billets de mille francs... Avez-vous de la monnaie de mille francs?... Non?... Alors, il faudra repasser...
Des billets de mille francs, lui, qui n'a jamais cent sous sur lui!... Jusqu'à son papier à lettre que Madame renferme dans une armoire, dont elle a, seule, la clef, et qu'elle ne lui donne que feuille par feuille, en grognant:
—Merci!... Tu en uses du papier... A qui donc peux-tu écrire pour en user autant?...
Ce qu'on lui reproche seulement, ce que l'on ne comprend pas, c'est son indigne faiblesse et qu'il se laisse mener de la sorte par une pareille mégère... Car, enfin, personne ne l'ignore, et Madame le crie assez par-dessus les toits... Monsieur et Madame ne sont plus rien l'un pour l'autre... Madame, qui est malade du ventre et ne peut avoir d'enfants, ne veut plus entendre parler de la chose. Il paraît que ça lui fait mal à crier... A ce propos, il circule, dans le pays, une bonne histoire...
Un jour, à la confession, Madame expliquait son cas au curé et lui demandait si elle pouvait tricher avec son mari...
—Qu'est-ce que vous entendez par tricher, mon enfant?... fit le curé.
—Je ne sais pas au juste, mon père, répondit Madame, embarrassée... De certaines caresses...
—De certaines caresses!... Mais, mon enfant, vous n'ignorez pas que... de certaines caresses.. c'est un péché mortel...
—C'est bien pour cela, mon père, que je sollicite l'autorisation de l'Eglise...
—Oui!... oui!... mais enfin... voyons... de certaines caresses... souvent?...
—Mon mari est un homme robuste... de forte santé... Deux fois par semaine, peut-être...
—Deux fois par semaine?... C'est beaucoup... c'est trop... c'est de la débauche... Si robuste que soit un homme, il n'a pas besoin, deux fois par semaine, de... de... de certaines caresses...
Il demeura, quelques secondes, perplexe, puis finalement:
—Eh bien, soit... Je vous autorise... à de certaines caresses... deux fois par semaine... à condition toutefois... primo... que vous n'y prendrez, vous, aucun plaisir coupable...
—Ah! je vous le jure, mon père!...
—Secundo... que vous donnerez tous les ans une somme de deux cents francs... pour l'autel de la Très-Sainte-Vierge...
—Deux cents francs?... sursauta Madame... Pour ça?... Ah non!...
Et elle envoya promener le curé en douceur...
—Alors, terminait la mercière, qui me faisait ce récit... Pourquoi Monsieur est-il si bon, est-il si lâche envers une femme qui lui refuse non seulement de l'argent, mais du plaisir? C'est moi qui la mettrais à la raison et rudement, encore...
Et voici ce qui arrive... Quand Monsieur, qui est un homme vigoureux, extrêmement porté sur la chose, et qui est aussi un brave homme, veut se payer—dame, écoutez donc?—une petite joie d'amour, ou une petite charité envers un pauvre, il en est réduit à des expédients ridicules, des carottages grossiers, des emprunts pas très dignes, dont la découverte par Madame amène des scènes terribles, des brouilles qui, souvent, durent des mois entiers... On voit alors Monsieur s'en aller par la campagne et marcher, marcher comme un fou, faisant СКАЧАТЬ