Название: Le Journal d'une Femme de Chambre
Автор: Octave Mirbeau
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066087357
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—Je ne fais jamais de bonnes chasses, Célestine, a-t-il répliqué, en hochant la tête... C'est pour marcher... pour me promener... pour n'être pas ici, où je m'ennuie...
—Ah! Monsieur s'ennuie ici?...
Après une pause, il a rectifié galamment:
—C'est-à-dire... je m'ennuyais... Car maintenant... enfin... voilà!...
Puis, avec un sourire bête et touchant:
—Célestine?...
—Monsieur!
—Voulez-vous me donner mes pantoufles?... Je vous demande pardon...
—Mais, Monsieur, c'est mon métier...
—Oui... enfin... Elles sont sous l'escalier... dans un petit cabinet noir... à gauche...
Je crois que j'en aurai tout ce que je voudrai de ce type-là... Il n'est pas malin, il se livre du premier coup... Ah! on pourrait le mener loin...
Le dîner, peu luxueux, composé des restes de la veille, s'est passé, sans incidents, presque silencieusement... Monsieur dévore, et Madame pignoche dans les plats avec des gestes maussades et des moues dédaigneuses... Ce qu'elle absorbe, ce sont des cachets, des sirops, des gouttes, des pilules, toute une pharmacie qu'il faut avoir bien soin de mettre sur la table, à chaque repas, devant son assiette... Ils ont très peu parlé, et, encore, sur des choses et des gens de l'endroit qui sont pour moi d'un intérêt médiocre... Ce que j'ai compris, c'est qu'ils reçoivent très peu. D'ailleurs, il était visible que leur pensée n'était point à ce qu'ils disaient... Ils m'observaient, chacun, selon les idées qui les mènent, conduits, chacun, par une curiosité différente; Madame, sévère et raide, méprisante même, de plus en plus hostile, et songeant, déjà, à tous les sales tours qu'elle me jouera; Monsieur en dessous, avec des clignements d'yeux très significatifs et, quoiqu'il s'efforçât de les dissimuler, d'étranges regards sur mes mains... En vérité, je ne sais pas ce qu'ont les hommes à s'exciter ainsi sur mes mains?... Moi, j'avais l'air de ne rien remarquer à leur manège... J'allais, venais digne, réservée, adroite et... lointaine... Ah! s'ils avaient pu voir mon âme, s'ils avaient pu écouter mon âme, comme je voyais et comme j'entendais la leur!...
J'adore servir à table. C'est là qu'on surprend ses maîtres dans toute la saleté, dans toute la bassesse de leur nature intime. Prudents, d'abord, et se surveillant l'un l'autre, ils en arrivent, peu à peu, à se révéler, à s'étaler tels qu'ils sont, sans fard et sans voiles, oubliant qu'il y a autour d'eux quelqu'un qui rôde et qui écoute et qui note leurs tares, leurs bosses morales, les plaies secrètes de leur existence, tout ce que peut contenir d'infamies et de rêves ignobles le cerveau respectable des honnêtes gens. Ramasser ces aveux, les classer, les étiqueter dans notre mémoire, en attendant de s'en faire une arme terrible, au jour des comptes à rendre, c'est une des grandes et fortes joies du métier, et c'est la revanche la plus précieuse de nos humiliations...
De ce premier contact avec mes nouveaux maîtres je n'ai pu recueillir des indications précises et formelles... Mais j'ai senti que le ménage ne va pas, que Monsieur n'est rien dans la maison, que c'est Madame qui est tout, que Monsieur tremble devant Madame, comme un petit enfant... Ah! il ne doit pas rire tous les jours, le pauvre homme!... Sûrement, il en voit, en entend, en subit de toutes les sortes... J'imagine que j'aurai, parfois, du bon temps à être là...
Au dessert, Madame, qui durant le repas n'avait cessé de renifler mes mains, mes bras, mon corsage, a dit d'une voix nette et tranchante:
—Je n'aime pas qu'on se mette des parfums...
Comme je ne répondais pas, faisant semblant d'ignorer que cette phrase s'adressât à moi.
—Vous entendez, Célestine?
—Bien, Madame.
Alors, j'ai regardé, à la dérobée, le pauvre Monsieur qui les aime, lui, les parfums, ou du moins, qui aime mon parfum. Les deux coudes sur la table, indifférent en apparence, mais, dans le fond, humilié et navré, il suivait le vol d'une guêpe attardée au-dessus d'une assiette de fruits... Et c'était maintenant un silence morne dans cette salle à manger que le crépuscule venait d'envahir, et quelque chose d'inexprimablement triste, quelque chose d'indiciblement pesant tombait du plafond sur ces deux êtres, dont je me demande vraiment à quoi ils servent et ce qu'ils font sur la terre.
—La lampe, Célestine!
C'était la voix de Madame, plus aigre dans ce silence et dans cette ombre. Elle me fit sursauter...
—Vous voyez bien qu'il fait nuit... Je ne devrais pas avoir à vous demander la lampe... Que ce soit la dernière fois, n'est-ce pas?
En allumant la lampe, cette lampe qui ne peut se réparer qu'en Angleterre, j'avais envie de crier au pauvre Monsieur:
—Attends un peu, mon gros, et ne crains rien... et ne te désole pas. Je t'en donnerai à boire et à manger des parfums que tu aimes et dont tu es si privé... Tu les respireras, je te le promets, tu les respireras à mes cheveux, à ma bouche, à ma gorge, à toute ma chair... Tous les deux, nous lui en ferons voir de joyeuses, à cette pécore... je t'en réponds!...
Et, pour matérialiser cette muette invocation, en déposant la lampe sur la table, je pris soin de frôler légèrement le bras de Monsieur, et je me retirai...
L'office n'est pas gai. En plus de moi, il n'y a que deux domestiques, une cuisinière qui grinche tout le temps, un jardinier-cocher qui ne dit jamais un mot. La cuisinière s'appelle Marianne, le jardinier-cocher, Joseph... Des paysans abrutis... Et ce qu'ils ont des têtes!... Elle, grasse, molle, flasque, étalée, le cou sortant en triple bourrelet d'un fichu sale avec quoi l'on dirait qu'elle essuie ses chaudrons, les deux seins énormes et difformes roulant sous une sorte de camisole en cotonnade bleue plaquée de graisse, sa robe trop courte découvrant d'épaisses chevilles et de larges pieds chaussés de laine grise; lui, en manches de chemise, tablier de travail et sabots, rasé, sec, nerveux, avec un mauvais rictus sur les lèvres qui lui fendent le visage d'une oreille à l'autre, et une allure tortueuse, des mouvements sournois de sacristain... Tels sont mes deux compagnons...
Pas de salle à manger pour les domestiques. Nous prenons nos repas dans la cuisine, sur la même table où, durant la journée, la cuisinière fait ses saletés, découpe ses viandes, vide ses poissons, taille ses légumes, avec ses doigts gras et ronds comme des boudins... Vrai!... Ça n'est guère convenable... Le fourneau allumé rend l'atmosphère de la pièce étouffante. Il y circule des odeurs de vieille graisse, de sauces rances, de persistantes fritures. Pendant que nous mangeons, une marmite où bout la soupe des chiens exhale une vapeur fétide qui vous prend à la gorge et vous fait tousser... C'est à vomir!... On respecte davantage les prisonniers dans les prisons et les chiens dans les chenils...
On nous a servi du lard aux choux, et du fromage puant;... pour boisson, du cidre aigre... Rien d'autre. Des assiettes de terre, dont l'émail est fendu et qui sentent le graillon, des fourchettes en fer-blanc complètent ce joli service.
Étant trop nouvelle dans la maison, je n'ai pas voulu me plaindre. Mais je n'ai pas voulu manger, non plus. Pour m'abîmer l'estomac davantage, merci!
—Pourquoi ne mangez-vous pas? m'a dit la cuisinière.
—Je n'ai pas faim.
J'ai СКАЧАТЬ