Le Journal d'une Femme de Chambre. Octave Mirbeau
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Название: Le Journal d'une Femme de Chambre

Автор: Octave Mirbeau

Издательство: Bookwire

Жанр: Языкознание

Серия:

isbn: 4064066087357

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СКАЧАТЬ hommes aiment en nous...

      Mais il y a autre chose. En dépit de mon existence dévergondée, j'ai, par bonheur, gardé en moi, au fond de moi, un sentiment religieux très sincère, qui me préserve des chutes définitives et me retient au bord des pires abîmes... Ah! si l'on n'avait pas la religion, la prière dans les églises, les soirs de morne purée et de détresse morale, si l'on n'avait pas la Sainte-Vierge et saint Antoine de Padoue, et tout le bataclan, on serait bien plus malheureux, ça c'est sûr... Et ce qu'on deviendrait, et jusqu'où l'on irait, le diable seul le sait!...

      Enfin—et ceci est plus grave—je n'ai pas la moindre défense contre les hommes... Je serais la constante victime de mon désintéressement et de leur plaisir... Je suis trop amoureuse, oui, j'aime trop l'amour, pour tirer un profit quelconque de l'amour... C'est plus fort que moi, je ne puis pas demander d'argent à qui me donne du bonheur et m'entr'ouvre les rayonnantes portes de l'Extase... Quand ils me parlent, ces monstres-là... et que je sens sur ma nuque le piquant de leur barbe et la chaleur de leur haleine... va te promener!... je ne suis plus qu'une chiffe... et c'est eux, au contraire, qui ont de moi tout ce qu'ils veulent...

      Donc, me voilà au Prieuré, en attendant quoi?... Ma foi, je n'en sais rien. Le plus sage serait de n'y point songer et de laisser aller les choses au petit bonheur... C'est peut-être ainsi qu'elles vont le mieux... Pourvu que, demain, sur un mot de Madame, et poursuivie jusqu'ici par cette impitoyable malchance qui ne me quitte jamais, je ne sois pas forcée, une fois de plus, de lâcher la baraque!... Cela m'ennuierait... Depuis quelque temps, j'ai des douleurs aux reins et au ventre, une lassitude dans tout le corps... mon estomac se délabre, ma mémoire s'affaiblit... je deviens, de plus en plus, irritable et nerveuse. Tout à l'heure, me regardant dans la glace, je me suis trouvé le visage vraiment fatigué, et le teint—ce teint ambré dont j'étais si fière—presque couleur de cendre... Est-ce que je vieillirais déjà?... Je ne veux pas vieillir encore. A Paris, il est difficile de se soigner. On n'a le temps de rien. La vie y est trop fiévreuse, trop tumultueuse... on y est, sans cesse, en contact avec trop de gens, trop de choses, trop de plaisirs, trop d'imprévu... Il faut aller quand même... Ici, c'est calme... Et quel silence!... L'air qu'on respire doit être sain et bon... Ah! si, au risque de m'embêter, je pouvais me reposer un peu...

      Tout d'abord, je n'ai pas confiance. Certes, Madame est assez gentille avec moi. Elle a bien voulu m'adresser quelques compliments sur ma tenue, et se féliciter des renseignements qu'elle a reçus... Oh! sa tête, si elle savait qu'ils sont faux, du moins que ce sont des renseignements de complaisance... Ce qui l'épate surtout, c'est mon élégance. Et puis, le premier jour, il est rare qu'elles ne soient pas gentilles, ces chameaux-là... Tout nouveau, tout beau... C'est un air connu... Oui, et le lendemain, l'air change, connu, aussi... D'autant que Madame a des yeux très froids, très durs, et qui ne me reviennent pas... des yeux d'avare, pleins de soupçons aigus et d'enquêtes policières... Je n'aime pas non plus ses lèvres trop minces, sèches, et comme recouvertes d'une pellicule blanchâtre... ni sa parole brève, tranchante qui, d'un mot aimable, fait presque une insulte ou une humiliation. Lorsque, en m'interrogeant sur ceci, sur cela, sur mes aptitudes et sur mon passé, elle m'a regardé avec cette impudence tranquille et sournoise de vieux douanier qu'elles ont toutes, je me suis dit:

      —Il n'y a pas d'erreur... Encore une qui doit mettre tout sous clé, compter chaque soir les morceaux de sucre et les grains de raisin, et faire des marques aux bouteilles... Allons! allons! C'est toujours la même chose pour changer...

      Cependant, il faudra voir et ne pas m'en tenir à cette première impression. Parmi tant de bouches qui m'ont parlé, parmi tant de regards qui m'ont fouillé l'âme, je trouverai, peut-être, un jour—est-ce qu'on sait?—la bouche amie... et le regard pitoyable... Il ne m'en coûte rien d'espérer...

      Aussitôt arrivée, encore étourdie par quatre heures de chemin de fer en troisième classe, et sans qu'on ait, à la cuisine, seulement songé à m'offrir une tartine de pain, Madame m'a promenée, dans toute la maison, de la cave au grenier, pour me mettre immédiatement «au courant de la besogne». Oh! elle ne perd pas son temps, ni le mien... Ce que c'est grand cette maison! Ce qu'il y en a, là-dedans, des affaires et des recoins!... Ah bien! merci!... Pour la tenir en état, comme il faudrait, quatre domestiques n'y suffiraient pas... En plus du rez-de-chaussée, très important—car deux petits pavillons, en forme de terrasse s'y surajoutent et le continuent—elle se compose de deux étages que je devrai descendre et monter sans cesse, attendu que Madame, qui se tient dans un petit salon près de la salle à manger, a eu l'ingénieuse idée de placer la lingerie, où je dois travailler, sous les combles, à côté de nos chambres. Et des placards, et des armoires, et des tiroirs et des resserres, et des fouillis de toute sorte, en veux-tu, en voilà... Jamais, je ne me retrouverai dans tout cela...

      A chaque minute, en me montrant quelque chose, Madame me disait:

      —Il faudra faire bien attention à ça, ma fille. C'est très joli, ça, ma fille... C'est très rare, ma fille... Ça coûte très cher, ma fille.

      Elle ne pourrait donc pas m'appeler par mon nom, au lieu de dire, tout le temps: «ma fille» par ci... «ma fille» par là, sur ce ton de domination blessante, qui décourage les meilleures volontés et met aussitôt tant de distance, tant de haines, entre nos maîtresses et nous?... Est-ce que je l'appelle: «la petite mère», moi?... Et puis, Madame n'a dans la bouche que ce mot: «très cher». C'est agaçant... Tout ce qui lui appartient, même de pauvres objets de quatre sous, «c'est très cher». On n'a pas idée où la vanité d'une maîtresse de maison peut se nicher... Si ça ne fait pas pitié..., elle m'a expliqué le fonctionnement d'une lampe à pétrole, pareille d'ailleurs à toutes les autres lampes, et elle m'a recommandé:

      —Ma fille, vous savez que cette lampe coûte très cher, et qu'on ne peut la réparer qu'en Angleterre. Ayez-en soin, comme de la prunelle de vos yeux...

      J'ai eu envie de lui répondre:

      —Hé! dis donc, la petite mère, et ton pot de chambre... est-ce qu'il coûte très cher?... Et l'envoie-t-on à Londres quand il est fêlé?

      Non, là, vrai!... Elles en ont du toupet, et elles en font du chichi, pour peu de chose. Et quand je pense que c'est uniquement pour vous humilier, pour vous épater!...

      La maison n'est pas si bien que ça... Il n'y a pas de quoi, vraiment, être si fière d'une maison... De l'extérieur, mon Dieu!... avec les grands massifs d'arbres qui l'encadrent somptueusement et les jardins qui descendent jusqu'à la rivière en pentes molles, ornés de vastes pelouses rectangulaires, elle a l'air de quelque chose... Mais à l'intérieur... c'est triste, vieux, branlant, et cela sent le renfermé... Je ne comprends pas qu'on puisse vivre là-dedans... Rien que des nids à rats, des escaliers de bois à vous rompre le col et dont les marches gauchies tremblent et craquent sous les pieds... des couloirs bas et sombres où, en guise de tapis moelleux, ce sont des carreaux mal joints, passés au rouge et vernis, vernis, glissants, glissants... Les cloisons trop minces, faites de planches trop sèches, rendent les chambres sonores, comme des intérieurs de violon... C'est toc et province, quoi!... Elle n'est pas meublée, pour sûr, comme à Paris... Dans toutes les pièces, du vieil acajou, de vieilles étoffes mangées aux vers, de vieilles carpettes usées, décolorées, et des fauteuils et des canapés, ridiculement raides, sans ressorts, vermoulus et boiteux... Ce qu'ils doivent vous moudre les épaules, et vous écorcher les fesses!... Vraiment, moi qui aime tant les tentures claires, les vastes divans élastiques où l'on s'allonge voluptueusement sur des piles de coussins, et tous ces jolis meubles modernes, si luxueux, si riches et si gais, je me sens toute triste de la morne tristesse de ceux-là... Et j'ai peur de ne pouvoir jamais m'habituer à si peu de confortable, à un tel manque d'élégance, à tant de poussières anciennes et de formes mortes...

      Madame, non plus, n'est pas habillée comme à Paris. Elle manque de chic et ignore les grandes couturières... СКАЧАТЬ