Название: Les mystères du peuple, Tome IV
Автор: Эжен Сю
Издательство: Public Domain
Жанр: История
isbn:
isbn:
–Nous verrons… vous avez encore d'autres plaies que je veux guérir, j'espère vous voir faire mieux que des ruines…
–Moine, dis-tu vrai? – reprit Cautin à demi-voix. – Tu ne m'abandonneras pas? tu me protégeras contre ces Philistins, contre ces Moabites?
–C'est mon devoir de rendre ces gens meilleurs.
–Meilleurs! ces scélérats?
–J'y tâcherai…
–Meilleurs!.. ces sacriléges, qui ont pillé ma villa, mes belles coupes, mes beaux vases, mon or et mon argent… Hélas! hélas! j'en mourrai de désespoir, aussi vrai que ces tigres ne deviendront jamais des agneaux…
–L'Écriture n'a-t-elle pas dit: «L'épée homicide sera changée en serpe pour émonder la vigne en fleurs; la terre pacifique et féconde produira ses fruits pour tous les hommes; le lion dormira près du chevreau; le loup, près de la brebis; et un petit enfant les conduira tous.» Ne blasphème pas! le Créateur a fait la créature à son image; il l'a faite bonne pour qu'elle soit heureuse: aveugles, misérables ou ignorants sont les méchants… Guérissons leur ignorance, leur misère et leur aveuglement… Bons ils deviendront, heureux ils rendront eux et les autres.
–Bons? les hommes! – s'écria l'évêque avec emportement, – et les femmes sans doute aussi sont bonnes! celle qui fut la mienne entre autres? vois-la plutôt là-bas, cette monstrueuse impudique, avec sa jupe orange et ses bas rouges brodés d'argent… la vois-tu au bras de ce grand bandit à cheveux noirs? L'infâme! la scélérate!
–Tais-toi! Jésus n'avait que des paroles de miséricorde pour Madeleine la courtisane et pour la femme adultère, oserais-tu jeter la première pierre à cette femme qui fut la tienne?.. Allons, viens… Tes genoux tremblent… tu me fais pitié… appuie-toi sur mon bras… tu vas défaillir…
–Hélas! où vont-ils me conduire, ces Vagres damnés?
–Peu t'importe! amende-toi… repens-toi!..
–Mon Dieu! mon Dieu! et pas d'espoir d'être délivré en route! elles sont si désertes maintenant… personne ne voyage de peur des Vagres, ou de ces bandes de Franks qui vont guerroyer les uns contre les autres, piller les villes, enlever des esclaves! Ah! nous vivons dans de terribles temps.
–Et ces temps! qui nous les a faits? sinon vous tous? nouveaux princes des prêtres! Ah! nos pères ont vu pendant des siècles la Gaule paisible et florissante; mais elle était libre alors! – reprit amèrement l'ermite. – La conquête, inique et sanglante, appelée par vous, évêques gaulois, légitime ces déplorables représailles.
–Nos pères étaient de malheureux idolâtres! et à cette heure ils grincent des dents pour l'éternité! – s'écria Cautin, – tandis que nous avons la vraie foi… aussi le Seigneur Dieu réserve-t-il d'épouvantables châtiments pour les misérables qui osent insulter ses prêtres, ravir les biens de son Église… Tiens, moine, vois, vois si ce n'est pas un spectacle à fendre le coeur!
Ce spectacle, qui fendait le coeur du saint homme, réjouissait fort le coeur des Vagres… Le jour était venu: quatre grands chariots de la villa, attelés chacun de deux paires de boeufs, s'éloignaient lentement des ruines fumantes de la maison épiscopale, chargés de butin de toutes sortes: vases d'or et d'argent, rideaux et tentures, matelas de plume et sacs de blé, outres pleines et lingeries, jambons, venaison, poissons fumés, fruits confits, victuailles de toutes sortes, lourdes pièces d'étoffe de lin, filées par les esclaves filandières, coussins moelleux, chaudes couvertures, souliers, manteaux, chaudrons de fer, bassins de cuivre, pots d'étain, si chers à l'oeil des ménagères; il y avait de tout dans ces chariots: les Vagres suivaient, chantant comme des merles au lever de ce gai soleil de juin… À l'avant de l'un des chariots, assise sur un coussin, la petite Odille, que l'évêchesse, tendrement appitoyée, avait soigneusement revêtue d'une de ses belles robes, il faut le dire, un peu trop longue pour l'enfant; la petite Odille, non plus craintive, mais très-étonnée, ouvrait bien grands ses jolis yeux bleus, et, pour la première fois depuis longtemps, respirait en liberté ce frais et bon air du matin, qui lui rappelait celui de ses montagnes, d'où elle avait été enlevée, pauvre enfant, pour être jetée jusqu'à ce jour dans le burg du comte; Ronan, de temps à autre, s'approche du char:
–Prends courage, Odille, tu t'habitueras avec nous; tu le verras, les Vagres ne sont pas si loups que les mauvaises gens le disent.
Sur l'autre char, l'évêchesse, pimpante sous ses colliers d'or et ses plus beaux atours, que son amoureux Vagre a sauvés de l'incendie, tantôt lisse sa noire chevelure, en jetant un coup d'oeil sur un petit miroir de poche; tantôt attife son écharpe, tantôt gazouille, folle comme une linotte sortant de cage. De ce jour d'amour et de liberté tant rêvé, elle jouit enfin, après avoir, dix ans et plus, vécu presque prisonnière; elle semble émerveillée de ce voyage matinal à travers ces belles montagnes de l'Auvergne, ombragées de sapins immenses, et d'où bondissent des cascades bouillonnantes; elle parle, rit, chante, et chante encore, lorgnant du coin de son oeil noir, l'amoureux Vagre, lorsque, leste, et triomphant, il passe près du chariot. Soudain, regardant au loin, elle paraît émue de pitié, avise une amphore entourée de jonc, placée près d'elle par la prévoyance du Veneur, la prend, et se tournant vers l'arrière du char, où se trouvaient entassées plusieurs femmes et filles esclaves, voulant de bon coeur, comme leur belle maîtresse, courir un peu la Vagrerie, elle dit à l'une d'elles:
–Porte cette bouteille de vin épicé à mon frère l'évêque; le pauvre homme aime à boire ce qu'il appelle son coup du réveil; mais ne lui dis pas que ce vin vient de ma part, il le refuserait peut-être.
La jeune fille répond à l'évêchesse par un signe d'intelligence, saute à bas du char, et se met en quête de Cautin. La plupart des esclaves ecclésiastiques, lors de l'incendie et du pillage de la villa, ont fui dans les champs, craignant le feu du ciel s'ils se joignaient aux Vagres; mais les autres, moins timorés, accompagnent résolument la troupe de ces joyeux compères… Il faut les voir alertes, dispos comme s'ils s'éveillaient après une paisible nuit passée sous la feuillée, le jarret nerveux, malgré l'orgie nocturne, aller, venir, sautiller, babiller, donner çà et là des baisers aux femmes ou aux outres pleines, mordre à belles dents un morceau de venaison épiscopale ou un gâteau de fleur de froment.
–Qu'il fait bon en Vagrerie!
Derrière le dernier chariot, surveillé par Dent-de-Loup et quelques compagnons fermant la marche, Cautin, évêque et cuisinier en Vagrerie, habitué à se prélasser sur sa mule de voyage, ou à courir la forêt sur son vigoureux cheval de chasse, Cautin trouve la route raboteuse, poudreuse et montueuse; il sue, il souffle, il tousse, il gémit, et maugréant, traîne sa lourde panse.
–Seigneur évêque, – lui dit la jeune fille, porteuse de l'amphore envoyée par l'évêchesse, – voici de bon vin épicé; buvez, cela vous donnera des forces pour la route.
–Donne, donne, ma fille! – s'écria Cautin en tendant ses mains avides, – Dieu te saura gré de ton attachement pour ton malheureux père en Christ, obligé de boire à la dérobée le vin de son propre cellier…
Et s'abouchant à l'amphore, il la pompa d'un trait; puis, la jetant vide à ses pieds, il s'écria, regardant la jeune fille d'un oeil courroucé:
–Tu veux donc courir aussi la Vagrerie, diablesse?
–Oui, seigneur évêque: j'ai vingt ans, et voici le premier jour de ma vie où je peux dire: Je m'appartiens… je peux aller, venir, courir, sauter, chanter, danser à mon gré…
–Tu СКАЧАТЬ