Название: Le Pays de l'or
Автор: Hendrik Conscience
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066090203
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Roozeman, le dos appuyé contre le bastingage et le regard fixé sur les passagers, dit à son camarade:
—Mon ami, avec quelle sorte de gens sommes-nous donc? Nous n'entendons que des jurons et d'ignobles plaisanteries!
—Oui, répondit l'autre en souriant. Tu ne sais pas encore tout. Je n'ai eu le mal de mer que quarante-huit heures; je me suis promené sur le pont et dans la cale, pour connaître d'un peu plus près nos compagnons de voyage. Il y a bien quelques braves garçons et quelques honnêtes gens parmi eux; mais la plupart sont des gaillards qui ont mérité la corde ou qui y ont réellement échappé; beaucoup d'ivrognes qui ont laissé femmes et enfants dans la misère et ont emporté leur dernier sou pour aller en Californie; des gens perdus qui faisaient honte à leurs parents par leur conduite désordonnée; des dissipateurs à bout de ressources, des joueurs ruinés, des boursiers exécutés, des banqueroutiers, et même des condamnés libérés.
—Belle compagnie! dit Victor: en soupirant. Si j'avais pu le prévoir!…
—Tu serais resté à la maison?
—Non, mais je n'aurais pas choisi le Jonas pour faire la traversée.
—Bah! nous sommes embarqués maintenant avec cette étrange bande, et nous devons voguer avec elle, comme dit le proverbe. Il ne faut pas être si difficile, Victor. Tu pouvais bien prévoir, n'est-ce pas, que, dans notre longue traversée et là-bas dans un pays encore sauvage, tu serais exposé à voir et à entendre des choses tout autres qu'auprès de ta pieuse mère ou de la douce Lucie Morello!
—Certes, Jean, et j'accepte sans regret le sort comme il se présente. Il m'en coûtera beaucoup cependant pour m'habituer à ces gens rudes; leurs paroles et leurs manières blessent ma délicatesse et attristent mon coeur.
—Cela ne durera plus bien longtemps, dit joyeusement Creps. Le Jonas est un fin voilier.
—En effet, Jean, il marche parfaitement bien. Vois les vagues frangées d'écume sauter en avant du navire, puis se retirer coquettement de chaque côté comme si elles voulaient se faire admirer de nous.
—Du train dont il va maintenant, nous serons bientôt en Californie. Je me figure un pays immensément grand, qui n'appartient à personne, où l'on peut aller et venir en seigneur et maître dans des bois sombres, à travers des montagnes gigantesques et dans des vallées sans fond, libre et indépendant comme l'oiseau dans l'espace! Oh! que n'y suis-je déjà pour déployer mes ailes!
—Je voudrais bien savoir, dit tout à coup Victor, ce que Lucie Morello et ma mère font et pensent en ce moment.
—C'est facile à deviner: elles pensent à toi et expriment le même voeu que toi.
—Bonne mère! douce Lucie! dit le jeune homme en soupirant et avec une joyeuse émotion. Oh! Jean, mon ami, puisse le sort nous être favorable! Si je pouvais recueillir assez d'or pour les rendre heureuses!
—Homme de peu de foi! dit Creps en plaisantant. Puisqu'on n'a qu'à ramasser l'or là-bas, nous en recueillerons autant que tu voudras. Je crains que nous ne puissions pas tout emporter. Cela ne me contrarierait pas peu, car plus nous en aurons, plus nous ferons plaisir à nos parents et à nos amis à notre retour.
En causant ainsi, les deux amis se promenaient du côté de la proue, pleins d'illusions et pleins d'espoir dans l'avenir souriant. Là ils rencontrèrent Donat Kwik, qui était occupé à ronger un biscuit de mer brun, en grommelant et en faisant des gestes de colère.
Comme le paysan ne les avait pas aperçus, Roozeman lui mit la main sur l'épaule pour interrompre son monologue furieux. Donat sauta en arrière, et, les poings serrés, prit l'attitude d'un homme qui veut se battre. Cependant, lorsqu'il eut reconnu les Anversois, il se calma et s'écria:
—Oh! oh! pardieu, messieurs, excusez-moi; je croyais que c'était encore le Français de là-dessous. Je lui arracherai un jour ses vilaines moustaches rousses!
—Vous mangez des biscuits après le dîner, demanda Jean Creps, vous n'avez donc pas eu votre ration?
—Jolie ration! dit Donat d'un ton d'amère raillerie. Nous étions assis huit autour d'une gamelle de fer-blanc, et nous commencions à dîner. Tout à coup, un de ces coquins d'en bas vient derrière moi, met ses mains sur mes yeux et crie quelque chose comme Kyes? kyes? Lorsqu'il me lâcha, le plat était presque vide. Je me dépêchai pour avoir encore ma part; mais les camarades étaient si lestes, que je restai tout bête à les regarder, le ventre creux, comme un hibou qui regarde les rayons du soleil. Le Français avec ses grandes moustaches et ses petits yeux peut regarder ses jambes; je lui ai fait à coups de pied quelques bleus qui ne lui ont pas fait de bien.
—Vous vous êtes déjà battu, Donat! Il faut vous montrer plus traitable, mon ami, sinon vous pourriez avoir la vie dure avec vos compagnons, dit Victor Roozeman.
—Battu, monsieur? C'est-à-dire qu'après m'avoir donné pas mal de soufflets et de coups de pied, ils m'ont jeté à six hors de leur repaire de brigands sur le pont. Je suis allé chez le capitaine pour porter plainte. Le capitaine parle une sorte de flamand maritime; il me comprend. Mais il m'a jeté quelques jurons à la figure, et m'a dit que chacun devait tâcher d'avoir sa part de la gamelle: tant pis, dit-il, pour les paresseux.
—Il a raison, il faut essayer de suivre son conseil.
—Essayer, messieurs? Ce n'est pas nécessaire. J'ai mangé toute ma vie à un plat commun. S'il ne s'agit que de manger vite, d'avaler les fèves à moitié brûlantes, j'apprendrai leur métier aux Français d'en bas. Attendez un peu! ils verront bientôt à qui ils ont affaire. Qu'ils frappent ou poussent tant qu'ils voudront, tout cela glisse sur moi; à l'occasion, je leur donnerai aussi des coups de pied à leur écorcher les jambes. Que croient-ils donc, ces ribauds?»
Victor ajouta quelques paroles consolantes pour calmer la colère du jeune paysan; mais ce fut peine superflue, car Donat oublia tout à coup sa mauvaise humeur et redevint joyeux. Voyant que les Anversois allaient continuer leur promenade, il leur demanda à mains jointes la permission de rester un peu avec eux. Personne, dans l'entrepont, ne le comprenait ni ne lui témoignait d'amitié. Ils consentirent à sa prière; car Donat Kwik, malgré son air grossier, était un garçon de sens, et il se montrait profondément reconnaissant de la moindre marque d'amitié.
Pendant la promenade, Jean parla en plaisantant de la fille du bourgmestre et de la demoiselle du château avec laquelle Donat avait l'envie de se marier à son retour du pays de l'or. Le jeune paysan devint sérieux, et il résulta de ses explications qu'il portait au coeur un amour plus modeste. Il avait fixé son choix depuis des années sur une des filles du garde champêtre de Natten-Haesdonck, et la jeune fille n'était pas indifférente pour lui; mais le père, qui possédait quelques pièces de terre, l'avait repoussé avec mépris parce qu'il était trop pauvre, même après que sa tante lui eut laissé seize cents francs. Ce que Donat avait dit de la fille du bourgmestre et de la demoiselle du château n'avait été qu'un vain bavardage, ce n'était qu'Anneken[1], la fille du garde champêtre, qui lui trottait dans la tête. Il avait quitté son village par honte et par СКАЧАТЬ