— Elle s’arrêta un moment. « Elle est allée dans sa chambre la pauvre petite je suppose ; il faut retourner auprès d’elle, ce serait cruel de la laisser seule, la pauvre enfant ! J’ai quelques amis ce soir, il faut qu’elle vienne ; on jouera à tout ce qu’elle voudra ; elle n’aime pas le wisk, c’est trop sérieux, je comprends cela ; nous ferons un vingt et un, un trente et quarante, une macédoine, enfin tout ce qui pourra l’amuser. Chère dame, dit Elinor, votre bonté est tout-à-fait inutile ; ma sœur n’est pas en état de quitter sa chambre ce soir. Je vais lui persuader de se mettre au lit de bonne heure ; un parfait repos est ce qui convient le mieux à ses nerfs.
— Oui, oui, je crois que c’est le mieux ; il faut qu’elle ordonne elle-même son souper, et qu’elle dorme. C’est donc cela qui la rendait si triste ces dernières semaines ? Je suppose qu’elle s’en doutait la pauvre enfant, quand elle ne voyait point venir son amoureux ; moi je n’y comprenais rien, et lorsqu’il ne vint pas au bal chez ma fille, j’aurais bien pu alors me douter de quelque chose. Mais ce sont des querelles d’amans, pensai-je en moi-même ; ils se raccommoderont et ne s’en aimeront que mieux. C’est donc cette lettre qu’elle a reçue ce matin qui a tout fini ? Pauvre petite ! Si j’avais pu deviner ce que c’était, je me serais bien gardée de la railler, mais qui pouvait penser une telle chose ? Ah ! combien sir Georges et Mary vont être étonnés quand ils l’apprendront ! Je suis fâchée de n’être pas allée chez eux en revenant pour le leur dire, mais j’irai demain sûrement.
— Il est inutile j’en suis sûre, chère dame, de vous recommander de prier vos filles et vos gendres de ne pas nommer M. Willoughby devant ma sœur, de ne pas faire la moindre allusion à ce qui s’est passé ; leur bon cœur et le vôtre suffiront pour prévenir ce qui serait vraiment une cruauté. Et à moi-même moins on m’en parlera plus on m’épargnera de peine, et certainement vous devez le comprendre, vous qui êtes la bonté même.
— Mon Dieu cela va sans dire, il serait terrible pour vous et pour votre pauvre sœur d’en entendre parler ; on la ferait tomber en faiblesse, j’en suis sûre ; je ne lui en dirai pas un mot. Vous avez bien vu à dîner que j’ai parlé de tout autre chose. J’en avertirai sir Georges et sa femme, et ils se tairont aussi ; à quoi sert-il de parler ?
— Souvent à faire beaucoup de mal, dit Elinor, à dire plus qu’on ne sait, plus qu’il n’y a. Le public juge sur l’événement, ignore les circonstances et parle de ce qu’il ne sait qu’imparfaitement. Dans ce cas par exemple, tous nos amis, je suppose, blâmeront beaucoup M. Willoughby ; et sans doute il a eu des torts, mais non pas celui dont on l’accusera sûrement. Je dois lui rendre la justice que s’il a manqué aux procédés il n’a pas manqué à ses sermens, et qu’il n’avait nul engagement positif avec ma sœur. — Bon Dieu, ma chère, vous n’allez pas à présent le défendre ! Point d’engagement positif, dites-vous ! Après l’avoir menée au château d’Altenham, et lui avoir montré l’appartement qu’ils devaient habiter un jour.
Pour l’amour de sa sœur, Elinor ne voulut pas presser cette discussion. Maria pouvait y perdre, et Willoughby y gagnait très-peu. Après un court silence madame Jennings reprit la parole avec son hilarité ordinaire.
— Eh bien ! ma chère, il n’y a pas grand perte dans le fond, et le colonel Brandon n’en sera pas fâché. Voulez-vous parier qu’il épousera Maria vers le milieu de l’été. Mon Dieu, quelle joie va lui donner cette nouvelle ! j’espère qu’il viendra ce soir, j’aime à voir des gens heureux. C’est un bien meilleur parti pour votre sœur ; deux mille pièces de revenu valent mieux que six cents : c’est je crois tout ce que rapporte Haute-Combe, et madame Smith n’est pas encore morte. Delafort, la terre du colonel, est bien autre chose que Haute-Combe, et même que Barton. Il y vient les meilleurs fruits possibles ; il y a un canal délicieux, une grande route, une jolie église, qui n’est pas à un quart de mille, et le presbytère à côté, qui peut faire un bon voisinage. Je vous assure que c’est une charmante terre ; je me réjouis d’y aller voir Maria quand elle y sera établie, et cela ne peut manquer. Il y a bien l’obstacle de sa fille, de cet enfant de l’amour, miss Williams, comme on l’appelle ; mais il la mariera ; une bonne petite dot en fera l’affaire, et il n’en sera pas moins un excellent parti, si nous pouvons mettre Willoughby hors de la tête de votre sœur.
— J’espère bien que nous y parviendrons, madame, et même sans le colonel, dit Elinor ; alors elle se leva et alla joindre Maria, qu’elle trouva comme elle s’y attendait rêvant à ses chagrins, à côte d’un feu à demi-éteint, et sans autre lumière.
— Pourquoi revenir, Elinor ? vous feriez mieux de me laisser, ce fut tout ce qu’elle lui dit.
— Je vous laisserai, lui répondit-elle, si vous voulez vous coucher. Elle s’y refusa d’abord ; mais Elinor ne se rebuta pas, la pressa doucement, lui aida à se déshabiller, et moitié par persuasion, moitié par complaisance Maria y consentit. Sa sœur eut la consolation de voir sa pauvre tête fatiguée de pleurs sur son oreiller, et de la laisser sur le point de trouver un peu de repos et d’oubli de ses peines dans un doux sommeil. Elle alla rejoindre madame Jennings, et la rencontra tenant un gobelet à moitié plein. Ma chère, lui dit-elle, je me suis rappelé que j’avais encore une bouteille de vieux vin de Constance, et je suis allée la chercher pour votre sœur. Mon pauvre mari en faisait un grand usage quand il avait une goutte remontée : il assurait que rien ne lui faisait plus de bien. Faites en prendre à votre sœur ; j’allais lui en porter. Chère dame, dit Elinor en souriant de l’efficacité d’un remède contre la goutte dans cette circonstance, vous êtes trop bonne, en vérité. Je viens de faire mettre Maria au lit, elle dort j’espère à ce moment, et rien ne peut lui faire plus de bien que le repos. Si vous voulez me le permettre, dit-elle en prenant le gobelet, c’est moi qui boirai cet excellent vin à la santé de la meilleure des femmes et des amies.
— Et à celle de la pauvre petite malade d’amour, dit la bonne dame. N’est-il pas bon ? Je vous le dis, il la guérira et fortifiera son cœur ; nous lui en donnerons demain, et tout ira à merveille.
Quelques momens après la société attendue arriva. Madame Jennings les reçut, et Elinor alla présider à la table à thé.
CHAPITRE XXXI.
Ainsi que madame Jennings l’avait prévu, le colonel Brandon entra pendant qu’Elinor préparait le thé, et par sa manière de regarder autour de la chambre, elle comprit à l’instant qu’il s’attendait à n’y pas trouver Maria, qu’il le désirait et qu’il savait déjà ce qui occasionnait son absence. Madame Jennings n’eut pas la même idée, car dès qu’il fut entré, elle traversa la chambre, vint près de la table à thé où Elinor présidait, et lui dit à l’oreille : le colonel a l’air bien sérieux, ma chère, sûrement il ne sait rien de l’affaire. Dites-lui bien vite que Maria est libre ; vous verrez comme il changera de physionomie. Elinor sourit sans répondre. Quelques momens après le colonel s’approcha d’elle, et avec un regard qui lui confirma qu’elle n’avait rien à lui apprendre, il s’assit à côté d’elle et lui demanda des nouvelles de sa sœur.
— Maria n’est pas bien, dit-elle, elle a été indisposée tout le jour, et nous lui avons persuadé de se mettre au lit.
— Peut-être, dit-il en hésitant beaucoup, ce que j’ai entendu dire ce matin… peut-être est-ce plus vrai que je n’ai d’abord voulu le croire ?
— Qu’avez-vous СКАЧАТЬ