Les premiers jours où elle a enfilé l’horrible tablier du “ Babbit Chicken ”, elle espérait vraiment pouvoir rencontrer de nouvelles personnes avec qui elle aurait sympathisé. Ou pourquoi pas un petit ami.
Eh bien, elle a découvert que la chance n’avait pas l’intention de l’effleurer, étant donné qu’il n’y avait que deux types de clientèle qui fréquentaient le magasin : les vieux amis des grands-parents, qui achetaient chez eux depuis quarante ans et qui la traitaient comme une enfant, et les sales gosses qui se limitaient à se moquer d’elle ou qui s’enfuyaient sans payer. Des princes charmants prêts à tomber éperdument amoureux d’elle et à l’emmener dans le château où ils vivraient heureux pour toujours, riches et loin de l’école, elle n’en voyait même pas l’ombre, à part dans ses rêves.
Et, bien sûr, à la Kennedy, ils l’ont tous su. Moins d’une semaine plus tard, la nouvelle se propage que la loseuse, la pouilleuse Juliette Babbit est devenue marchande de volailles. Elle sait même qui a propagé la nouvelle : Grace Wallace. Elle en est certaine. Un après-midi, la mère de Grace était passée au magasin. C’est elle qui l’avait servie. Et, le lendemain matin, elle était devenue, une fois de plus, la risée de tous.
Une bande d’élèves de dernière année a même acheté un énorme costume de poule, l’a encerclée dans la cour et a essayé de le lui faire enfiler de force.
Cette fois-là a été la deuxième bagarre que Matthew a déclenchée pour elle : il avait séché le cours de maths et était descendu dans la cour pour fumer ; puis, il l’avait vue, entourée par des gens. Sans attendre, il les avait fait fuir.
Peut-être que c’est pour ça qu’il lui plaît encore un peu.
« Merci » lui avait-elle dit, embarrassée par la scène à laquelle il avait assistée.
« De rien » Matthew s’était allumé une cigarette et l’avait regardée. « Ces gens sont de vrais nazes. N’aie pas peur d’eux et envoie-les se faire foutre, comme ça ils arrêteront » .
Peut-être qu’il lui plaît aussi parce qu’il est direct et franc.
Ses mots lui avaient remonté le morale, mais pas au point d’arriver à se retrouver face à face avec Grace et l’insulter comme elle le mérite. Au fond, elle ne sait même pas si ça l’aurait soulagée. Probablement que si elle l’avait affrontée, ça aurait été pire après, et ils auraient continué à la persécuter indéfiniment.
C’est pourquoi, elle a laissé tomber. Car c’est vraiment ce qu’elle veut. Laisser tout tomber et se laisser aller.
C’est trop dur d’aller de l’avant. Le diplôme lui semble un objectif irréalisable et lointain. Elle n’a plus envie d’attendre. Elle veut seulement se débarrasser de ses problèmes et être tranquille.
Au fond, elle est convaincue du fait que, dans la vie, très peu de personnes réalisent leurs aspirations avant de mourir. Elle, elle ne fait pas partie de ceux-là. C’est clair.
Elle pourrait changer d’école, ou de ville, mais elle a déjà essayé avec ses parents, et elle s’est sentie plus mal qu’avant. Elle est fatiguée de fuir. Elle est fatiguée de recommencer. On ne peut pas vraiment commencer quelque chose de nouveau si l’on reste la même personne, celle que l’on a toujours été. Elle est fatiguée d’elle-même. Elle est fatiguée de tout. Donc, elle a choisi de rester et de changer. Finalement, on peut dire ça comme ça.
Un changement vraiment radical.
Qu’elle a décidé la veille au soir.
Une soirée infernale.
Sa grand-mère devait organiser le cocktail pour l’inauguration d’un nouveau bar et elle lui avait demandé de l’aider. Juliette ne savait pas que le bar serait le Goah, et elle ne savait pas ce qu’était le Goah. Elle pensait que c’était un de ces cercles privés habituels pour des gens respectables. Au contraire, ce n’était pas privé, ce n’était pas fermé et ce n’était pas un endroit distingué.
Elle se présente en tant que serveuse et, avec horreur, elle se retrouve avec la moitié des élèves de l’école. En théorie, ils ne devraient pas être là, car il faut avoir vingt-et-un ans pour pouvoir entrer dans une fête où l’on sert de l’alcool, mais la sécurité laisse à désirer : Juliette remarque qu’il suffit de montrer une fausse carte d’identité pour passer. Malheureusement pour elle.
Son premier réflexe est de se réfugier dans la cuisine pour s’y cacher, ce qu’elle fait mais cela est de courte durée : sa grand-mère la trouve, la sort de sa cachette et lui tend les plateaux avec les canapés et les apéritifs à servir. Sa grand-mère n’a pas connaissance de ses problèmes sociaux, et elle, elle en a trop honte pour lui en parler. En plus, ce n’est ni le moment ni l’endroit approprié : elles sont là pour travailler, non pour se faire des confidences.
Juliette fait des efforts : elle met en place le buffet, passe entre les tables et essaie de se tenir éloignée de la piste de danse, espérant ainsi ne pas être reconnue.
Puis, elle passe à côté de la mauvaise personne et son intention de faire profil bas part en fumée. Grace, très élégante et très maquillée pour la soirée, la remarque, un éclair foudroyant jaillit alors de ses petits yeux glacials. Elle se tourne vers une amie pour bavasser sur elle et pousse le vice jusqu’à la montrer du doigt. Juliette cherche tout de suite à se noyer dans la masse, pour éviter les ennuis, mais elle ne peut s’empêcher de voir les deux rire d’elle et de jeter un oeil autour.
« Bien, peut-être qu’elles trouveront une autre distraction » suppose Juliette, se retirant dans les toilettes réservés au personnel pour faire une pause.
Elle voudrait que, parmi cette foule, Matt et Will soient là eux aussi. Will est un idiot, mais il n’est pas aussi méchant que Grace. Et elle, elle aurait vraiment besoin d’amis.
Elle soupire, elle reste assise sur la cuvette des toilettes le plus longtemps qu’il lui est permis, puis finit par ouvrir la porte pour sortir.
Elle se cogne la tête contre la poitrine de quelqu’un. Sous l’effet de surprise, elle sursaute et manque de trébucher en arrière. Une main la retient par le bras, l’empêchant de tomber.
« Tout va bien ? » demande une voix masculine.
Juliette lève les yeux. Devant elle, il y a un garçon, grand, avec les cheveux frisés et les yeux verts les plus incroyables qu’elle n’ait jamais vus. Il porte un coûteux costume Haute Couture qui lui va à merveille. Et il lui sourit.
« Oui, b-bien sûr... » bredouille Juliette, perturbée par cette rencontre et par sa beauté.
« Je ne voulais pas t’effrayer, je crois que je suis entré dans les mauvaises toilettes » le garçon sourit, absolument pas gêné.
« Ceux des hommes sont... sont dans le couloir, à droite » explique Juliette, elle se rend compte alors qu’elle a le souffle coupé.
« Merci » le garçon s’approche СКАЧАТЬ