Ces avantages naturels, relevés d'insignes honorables qu'on n'accorde généralement qu'à un âge plus mûr et qui semblent toujours annoncer le mérite, devaient donc rendre M. de Lancry infiniment remarquable.
Lorsqu'il s'approcha de ma tante elle lui tendit la main et lui dit:
– Bonsoir, mon cher Gontran!.. Votre oncle m'a seulement appris tantôt votre retour de Londres. Eh bien! qu'est-ce que vous avez fait dans ce cher pays?
M. de Lancry sourit, s'approcha de mademoiselle de Maran, et lui dit tout bas quelques mots que je ne pus entendre.
– Voulez-vous bien vous taire! – s'écria ma tante en riant. – Puis elle ajouta: – Heureusement, on peut tout dire à une mère bobie comme moi; seulement, pour faire pénitence, vous allez faire danser ces petites filles.
Se tournant alors vers moi, ma tante dit à M. de Lancry d'un air rempli de dignité qu'elle prenait mieux que personne quand elle le voulait: – Mademoiselle Mathilde de Maran, ma nièce.
M. de Lancry s'inclina respectueusement.
– Mademoiselle Ursule d'Orbeval, notre cousine… – ajouta ma tante avec une nuance presque imperceptible, pourtant assez marquée pour qu'on sentît qu'elle voulait établir à mon avantage une sorte de distinction entre mon amie et moi.
M. de Lancry s'inclina de nouveau.
Je baissai les yeux, je me sentis rougir beaucoup. Ma main était près de celle d'Ursule; je la serrai presque avec crainte.
– Mademoiselle voudra-t-elle me faire la grâce de danser avec moi la première contredanse? – me dit M. de Lancry.
– Oui, monsieur, – répondis-je en jetant un regard inquiet sur mademoiselle de Maran.
M. de Lancry me salua, et, s'adressant à Ursule, il lui dit: – Puis-je espérer, mademoiselle, que vous daignerez m'accorder la même faveur que mademoiselle de Maran, pour la seconde contredanse?
– Sans doute, monsieur, – répondit Ursule avec un soupir; et, baissant la tête, elle jeta, à travers ses longs cils, un mélancolique regard sur M. de Lancry.
A ce moment, une fort jolie femme, éblouissante de pierreries, très-brune, très-mince, d'une tournure très-élégante, d'une physionomie fière, hardie, ayant de grands yeux noirs très-perçants, et un peu rapprochés de son nez, fait en bec d'aigle, s'arrêta devant nous; elle donnait le bras à un jeune colonel anglais.
– Vous êtes bien oublieux de vos amis, monsieur de Lancry, – dit-elle d'une voix sonore et douce.
M. de Lancry se retourna vivement, réprima un embarras assez visible, et dit en s'inclinant:
– Je ne mérite pas ce trop aimable reproche, madame la duchesse; je suis seulement arrivé ce matin de Londres; et j'espérais avoir demain l'honneur de vous faire ma cour.
Combien certains pressentiments trompent peu, mon ami! Du moment où j'entendis M. de Lancry dire à cette femme… madame la duchesse… je ne doutai pas un moment qu'elle ne fût madame de Richeville, dont j'avais entendu le nom si indiscrètement rapproché de celui de M. de Lancry.
On préluda pour la contredanse.
– Voyez combien je suis bonne, – dit la duchesse à M. de Lancry: – je vous pardonne votre oubli et je vous dis même en confidence que je ne suis pas engagée pour cette contredanse; suis-je assez généreuse?
M. de Lancry la regarda de nouveau d'un air étonné, presque stupéfait, et répondit avec une gêne assez évidente:
– Et moi, n'ai-je pas trop de bonheur?.. j'aurais pu danser cette contredanse avec vous, madame, et je vais avoir le plaisir de la danser avec mademoiselle de Maran, que j'ai eu l'honneur d'inviter à l'instant.
Madame de Richeville, croyant qu'il s'agissait de ma tante et que M. de Lancry plaisantait, partit d'un éclat de rire, et s'écria:
– Vous arrivez d'Angleterre pour faire danser mademoiselle de Maran… il y a donc à Londres un Excentric-Club? vous voulez donc vous signaler parmi les plus intrépides?
M. de Lancry se hâta d'interrompre madame de Richeville. Elle avait la vue très-basse, elle ne s'était pas aperçue de la présence de ma tante.
– Je dois avoir l'honneur de danser tout à l'heure avec mademoiselle Mathilde de Maran, – dit M. de Lancry en appuyant sur ce nom Mathilde, et en s'inclinant légèrement de mon côté.
– Ah! je comprends. On la mène donc déjà dans le monde? – dit la duchesse.
Elle prit son petit lorgnon d'écaille, et m'examina avec une curiosité qui me sembla malveillante.
J'étais au supplice.
Ma tante n'avait pas perdu un mot de cette conversation. Voyant le lorgnon de la duchesse de Richeville encore tourné sur moi, elle parut choquée, et lui dit de sa place, d'une voix aigre et impérieuse:
– Madame la duchesse, n'est-ce pas que ma nièce est charmante?..
– Charmante, madame, – répondit la duchesse d'un ton sec en rabaissant son lorgnon. Elle s'approcha de mademoiselle de Maran, et lui fit une demi-révérence pleine de grâce et de noblesse.
J'ai su depuis que ma tante et la duchesse se détestaient, ce qui m'expliqua l'attention avec laquelle on avait examiné ces deux adversaires également redoutables.
– Eh bien! madame, – reprit ma tante, – je suis ravie pour cette chère petite que vous la trouviez charmante; l'approbation d'une femme comme vous, madame, ne peut que porter bonheur à une jeune personne qui entre dans le monde; c'est comme un présage… Malgré ça, j'ai peine à croire que ma nièce puisse jamais approcher de votre mérite, madame…
Il n'y avait en apparence rien que de très-simple, que de très-poli dans ces paroles; pourtant je connaissais assez l'accent de ma tante pour pressentir que ces mots avaient renfermé quelque perfidie. En effet, levant les yeux sur madame de Richeville et sur les personnes qui nous environnaient, je vis la première affecter un grand calme, et tout le monde fort embarrassé.
Plus tard, j'ai rencontré dans le monde madame de Richeville; j'ai su qu'on exagérait jusqu'à la plus odieuse calomnie la légèreté de sa conduite. On disait que sans l'illustre nom qu'elle portait, que sans la grandeur et les alliances de sa maison, que sans son immense fortune, on eût difficilement fermé les yeux sur ses fautes, et que son mari avait été forcé de se séparer d'elle. Elle était néanmoins parfaitement bien accueillie dans la meilleure compagnie, à laquelle elle appartenait; seulement, les jours de réception au château, madame la dauphine semblait lui témoigner son blâme par un abord glacial.
On comprend maintenant tout ce qu'il y avait d'amer dans l'apostrophe de mademoiselle de Maran. Celle-ci, profitant de son premier avantage, porta un dernier coup à madame de Richeville en s'écriant:
– Ah! mon Dieu! les beaux rubis que vous СКАЧАТЬ