Qu'elle soit ou non justifiée, on a généralement une telle créance dans la sagacité du cœur d'une mère, que certaines vues, certaines espérances peu dignes ou peu susceptibles de réussir, craignent d'affronter cette pénétration maternelle, si attentive et si défiante.
Lorsque au contraire une jeune fille est orpheline, de quelque affection qu'on la suppose entourée, on la croit, on la sait plus isolée, moins défendue; elle devient alors, pour peu qu'elle soit riche, une sorte de proie, de conquête, si vous voulez, à laquelle tous veulent prétendre.
Sans voir aussi clairement dans la douloureuse inquiétude qui me tint éveillée une partie de la nuit, j'avais un vague pressentiment de ces pensées; j'étais choquée, presque irritée, en songeant que des indifférents allaient m'examiner, me commenter, supputer ma fortune, peser ma naissance, me classer dans la catégorie des partis d'une manière plus ou moins avantageuse. Il me semblait que je n'aurais pas éprouvé le moindre de ces scrupules si j'avais accompagné ma mère.
J'avais un autre motif de contrariété, presque de chagrin sans doute: j'étais loin de partager les préventions de ma tante à l'égard de ma cousine; mais à force d'entendre mademoiselle de Maran répéter qu'Ursule était laide et sans aucun agrément, j'avais fini par craindre que le monde ne confirmât le jugement de ma tante, et que mon amie ne s'aperçût du peu de succès qu'elle aurait.
Je tremblais qu'une fois au grand jour des salons, Ursule, malgré sa douceur, malgré sa résignation habituelle, ne m'enviât les frivoles avantages qui lui manquaient, et que sa jalousie ne se changeât peut-être en un sentiment plus amer.
Son amour-propre n'avait jamais souffert qu'en présence de quelques amis de mademoiselle de Maran. Que serait-ce s'il allait être cruellement et publiquement atteint par une dédaigneuse indifférence?
Cette préoccupation fut peut-être celle de toutes qui me tourmenta le plus, tant l'amitié d'Ursule était précieuse pour moi. D'ailleurs, sans lui dire un mot de ce projet, je pensais sérieusement aux moyens de partager ma fortune avec elle. Ce n'était pas une de ces exagérations enfantines aussi vite oubliées que conçues, c'était une résolution fermement arrêtée; pour la réaliser plus certainement, je ne voulais pas en parler à ma tante, étant bien décidée à poser ce don comme la première clause de mon contrat de mariage.
On rira sans doute de ma naïveté à propos d'affaires d'intérêt, comme on dit; je remercie le ciel de n'avoir pas été mieux ni plus tôt instruite; j'ai dû d'heureux moments à cette ignorance.
Enfin, le jour du bal arriva. Malgré sa laideur et sa mise négligée, mademoiselle de Maran avait un goût exquis; sa constante habitude de critique, sa haine de ce qui était jeune et beau, l'avaient rendue si difficile, que ce qu'elle approuvait devait être au moins irréprochable.
Elle nous avait fait faire deux toilettes charmantes et absolument pareilles. Plus tard, je me suis demandé comment mademoiselle de Maran avait été assez généreuse pour ne pas m'affubler de quelque robe ou de quelque coiffure de mauvais goût; cela lui eût été très-facile et m'eût pour longtemps donné un ridicule, car la première impression que reçoit le monde est souvent ineffaçable… Mais une mesquine vengeance était indigne de ma tante; elle voulait, elle fit mieux.
Si je ne craignais de désordonner les événements, en rapportant ici des choses que je n'ai pu apprendre que plus tard, on verrait qu'à cette époque de ma vie j'étais déjà presque enveloppée dans la trame que la haine de mademoiselle de Maran avait ourdie contre moi avec une sûreté de prévision qui prouvait une bien profonde et bien fatale connaissance du cœur humain.
CHAPITRE VII.
LE BAL
Dès le matin, Ursule et moi nous causâmes des grands événements de la soirée; je trouvai ma cousine très-abattue, défiante d'elle-même et résolue à ne pas aller à ce bal. Elle me dit qu'elle avait pleuré toute la nuit, pourtant sa figure n'était ni pâle ni fatiguée; seulement, elle avait une expression de mélancolie charmante.
Je la vois encore la tête baissée, le front caché par les boucles de ses cheveux bruns, presque affaissée sur elle-même, les mains croisées sur ses genoux, et soupirant de temps à autre en levant vers le ciel un regard voilé.
– Ursule, Ursule, ma sœur, – lui dis-je en l'embrassant avec tendresse, – je t'en supplie, reprends courage, n'aie pas de ces frayeurs; ne suis-je pas avec toi? comme toi ignorante de ce monde où nous allons? et dont, comme deux enfants, nous nous épouvantons, j'en suis sûre. On ne fera pas attention à nous, peu à peu nous nous y habituerons. Toujours à côté l'une de l'autre, ce sera pour nous un bonheur que de nous confier nos observations. Eh bien! si pour la première fois nous sommes gauches, embarrassées, nous trouverons bien, à notre tour, quelque confidence maligne à nous faire.
Ursule sourit, et me répondit en serrant tendrement mes mains dans les siennes:
– Pardonne-moi, Mathilde, mais je ne puis te dire mon effroi du monde… Jamais… je le sens, je ne pourrai m'y habituer; cela n'est pas enfantillage, c'est conscience, c'est devoir. Quand on est, comme moi, pauvre et sans agrément, on ne se met pas en évidence, on reste à l'ombre, on ne va pas au-devant des dédains… Toi, à la bonne heure, tu as tout ce qu'il faut pour paraître, pour briller dans le monde… Vas-y seule. Je t'attendrai, je serai si heureuse de t'entendre raconter tes succès! Ces fêtes splendides, je les verrai par tes yeux; cela me suffira. – Puis souriant avec grâce, elle ajouta: – Tiens, je serai, non pas la Cendrillon du conte de fée, malheureuse et oubliée; mais une Cendrillon volontaire, heureuse de te voir belle et admirée. Oui, quand tu arriveras du bal, bien lasse de plaisir, bien rassasiée de flatteries, tu seras accueillie par mon regard tendrement inquiet, et tu te reposeras de tes succès dans le calme de mon amitié pour toi.
Il fallait voir et entendre Ursule pour la trouver, non pas belle, mais enchanteresse, malgré l'irrégularité de ses traits.
Sa voix émue avait un timbre si pur, si suave, ses yeux bleus avaient une expression si douce, si implorante, qu'on se trouvait irrésistiblement subjugué…
– Ursule! – m'écriai-je, – comment peux-tu concevoir une telle défiance de toi, lorsque tu parles, lorsque tu regardes ainsi! Moi, ta sœur, moi qui ne t'ai jamais quittée, moi qui devrais être habituée à ta voix, à ton regard, en ce moment je te trouve belle, mais belle à être jalouse, si je pouvais l'être. Tu ne te connais pas… tu ne t'es jamais vue, pour ainsi dire… Crois-moi donc, malgré les méchancetés de mademoiselle de Maran, malgré tes défiances, tu es charmante. Penses-tu que ta sœur soit capable de te tromper? Allons, Ursule, mon amie, du courage; appuyons-nous l'une sur l'autre; soyons braves, affrontons ce grand jour, et demain, peut-être, nous rirons de nos terreurs… Enfin, je te déclare que si tu ne m'accompagnes pas à ce bal, je n'irai certainement pas seule.
– Mathilde, je t'en supplie, n'insiste pas.
– Ursule… à mon tour, je te supplie.
– Je ne puis.
– Ursule, cela est mal… Tu le sais, ma tante te reprochera d'avoir refusé de venir à ce bal pour m'empêcher d'y aller… Tu la connais; tu sais si je suis malheureuse quand je te vois injustement grondée… Eh bien! veux-tu me causer ce chagrin? Ursule; ma sœur, me refuser serait dire que tu me crois indifférente à tes peines… et je ne mérite pas ce reproche.
– Mathilde… ah! que dis-tu? – s'écria ma cousine; – maintenant je n'hésite plus, СКАЧАТЬ