Название: Lettres d'un voyageur
Автор: Жорж Санд
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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Les plaisirs inattendus sont les seuls plaisirs de ce monde. Hier je voulais aller voir lever la lune sur l'Adriatique; jamais je ne pus décider Catullo le père à me conduire au rivage du Lido. Il prétendait, ce qu'ils prétendent tous quand ils n'ont pas envie d'obéir, qu'il avait l'eau et le vent contraires. Je donnai de tout mon cœur le docteur au diable pour m'avoir envoyé cet asthmatique qui rend l'âme à chaque coup de rame, et qui est plus babillard qu'une grive quand il est ivre. J'étais de la plus mauvaise humeur du monde quand nous rencontrâmes, en face de la Salute, une barque qui descendait doucement vers le Grand-Canal en répandant derrière elle, comme un parfum, les sons d'une sérénade délicieuse. – Tourne la proue, dis-je au vieux Catullo: tu auras au moins, j'espère, la force de suivre cette barque.
Une autre barque, qui flânait par là, imita mon exemple, puis une seconde, puis une autre encore, puis enfin toutes celles qui humaient le frais sur le canalazzo, et même plusieurs qui étaient vacantes, et dont les gondoliers se mirent à cingler vers nous en criant: Musica! musica! d'un air aussi affamé que les Israélites appelant la manne dans le désert. En dix minutes, une flottille s'était formée autour des dilettanti; toutes les rames faisaient silence, et les barques se laissaient couler au gré de l'eau. L'harmonie glissait mollement avec la brise, et le hautbois soupirait si doucement, que chacun retenait sa respiration de peur d'interrompre les plaintes de son amour. Le violon se mit à pleurer d'une voix si triste et avec un frémissement tellement sympathique, que je laissai tomber ma pipe, et que j'enfonçai ma casquette jusqu'à mes yeux. La harpe fit alors entendre deux ou trois gammes de sons harmoniques qui semblaient descendre du ciel et promettre aux âmes souffrantes sur la terre les consolations et les caresses des anges. Puis le cor arriva comme du fond des bois, et chacun de nous crut voir son premier amour venir du haut des forêts du Frioul et s'approcher avec les sons joyeux de la fanfare. Le hautbois lui adressa des paroles plus passionnées que celles de la colombe qui poursuit son amant dans les airs. Le violon exhala les sanglots d'une joie convulsive; la harpe fit vibrer généreusement ses grosses cordes, comme les palpitations d'un cœur embrasé, et les sons des quatre instruments s'étreignirent comme des âmes bienheureuses qui s'embrassent avant de partir ensemble pour les cieux. Je recueillis leurs accents, et mon imagination les entendit encore après qu'ils eurent cessé. Leur passage avait laissé dans l'atmosphère une chaleur magique, comme si l'amour l'avait agitée de ses ailes.
Il y eut quelques instants de silence que personne n'osa rompre. La barque mélodieuse se mit à fuir comme si elle eût voulu nous échapper; mais nous nous élançâmes sur son sillage. On eût dit d'une troupe de pétrels se disputant à qui saisira le premier une dorade. Nous la pressions de nos proues à grandes scies d'acier, qui brillaient au clair de la lune comme les dents embrasées des dragons de l'Arioste. La fugitive se délivra à la manière d'Orphée: quelques accords de la harpe firent tout rentrer dans l'ordre et le silence. Au son des légers arpéges, trois gondoles se rangèrent à chaque flanc de celle qui portait la symphonie, et suivirent l'adagio avec une religieuse lenteur. Les autres restèrent derrière comme un cortège, et ce n'était pas la plus mauvaise place pour entendre. Ce fut un coup d'œil fait pour réaliser les plus beaux rêves, que cette file de gondoles silencieuses qui glissait doucement sur le large et magnifique canal de Venise. Au son des plus suaves motifs d'Oberon et de Guillaume Tell, chaque ondulation de l'eau, chaque léger bondissement des rames, semblaient répondre affectueusement au sentiment de chaque phrase musicale. Les gondoliers, debout sur la poupe, dans leur attitude hardie, se dessinaient dans l'air bleu, comme de légers spectres noirs, derrière les groupes d'amis et d'amants qu'ils conduisaient. La lune s'élevait peu à peu et commençait à montrer sa face curieuse au-dessus des toits; elle aussi avait l'air d'écouter et d'aimer cette musique. Une des rives de palais du canal, plongée encore dans l'obscurité, découpait dans le ciel ses grandes dentelles mauresques, plus sombres que les portes de l'enfer. L'autre rive recevait le reflet de la pleine lune, large et blanche alors comme un bouclier d'argent, sur ses façades muettes et sereines. Cette file immense de constructions féeriques, que n'éclairait pas d'autre lumière que celle des astres, avait un aspect de solitude, de repos et d'immobilité vraiment sublime. Les minces statues qui se dressent par centaines dans le ciel semblaient des volées d'esprits mystérieux chargés de protéger le repos de cette muette cité, plongée dans le sommeil de la Belle au bois dormant, et condamnée comme elle à dormir cent ans et plus.
Nous voguâmes ainsi près d'une heure. Les gondoliers étaient devenus un peu fous. Le vieux Catullo lui-même bondissait à l'allégro et suivait la course rapide de la petite flotte. Puis sa rame retombait amorosa à l'andante, et il accompagnait ce mouvement gracieux d'une espèce de grognement de béatitude. L'orchestre s'arrêta sous le portique du Lion-Blanc. Je me penchai pour voir Mylord sortir de sa gondole. C'était un enfant spleenétique, de dix-huit à vingt ans, chargé d'une longue pipe turque, qu'il était certainement incapable de fumer tout entière sans devenir phthisique au dernier degré. Il avait l'air de s'ennuyer beaucoup; mais il avait payé une sérénade dont j'avais beaucoup mieux profité que lui, et dont je lui sus le meilleur gré du monde.
Je remontai le canal, et, au moment où nous nous arrêtions devant la Piazzetta, où j'avais donné rendez-vous à mes amis pour aller prendre le sorbet ensemble, je rencontrai une barque chargée de plusieurs gondoliers en goguette qui me crièrent: —Monsiou, faites donc chanter le Tasse à votre gondolier. – C'était une épigramme adressée au vieux Catullo, qui a une maladie chronique de la trachée-artère et une extinction de voix perpétuelle. – Il paraît qu'on te connaît ici, vechio, lui dis-je. – Ah! lustrissimo! répondit-il, E gnente, semo Nicoloti. – Tu es Nicoloto, toi, avec cette tournure-là? lui demandai-je. – Nicoloto, reprit-il, et des bons. – Noble, peut-être? – Comme dit Votre Seigneurie. – As-tu par hasard un doge dans ta famille? – Lustrissimo, j'ai mieux que cela; j'ai trois porcs, c'est-à-dire trois prix de régate, trois portraits à la maison avec la bannière d'honneur, et le dernier était mon père, un grand homme, savez-vous, mon maître? deux fois plus grand et plus gros que mon fils. Moi, je suis une pauvre araignée, toute tordue par accident; mais mio fio prouve bien que nous sommes de bonne lignée. Si l'empereur avait la bonté de nous ordonner une régate, on verrait si le sang des Catulle est dégénéré. – Diable! lui dis-je. Auriez-vous la complaisance, lustrissimo Catullo, de me mettre à la rive, et de ne pas me voler mon tabac pendant une heure que vous aurez à m'attendre? – Il n'y a pas de danger, mon maître, répondit-il; le tabac me fait mal à la gorge.
– Est-ce qu'il y a encore des Nicoloti et des Castellani? demandai-je à mes amis qui m'attendaient au pied de la colonne du Lion. – Que trop, répondit Pierre; il y a, en ce moment-ci, une rumeur sourde dans la ville, et une certaine agitation à la police, parce qu'il est question parmi les gondoliers de renouveler les vieilles querelles. – Je pense bien, dit Beppa, qu'on peut les laisser faire; de l'humeur pacifique dont ils sont, leurs divisions ne feront de mal à personne et tout se passera en paroles burlesques. – Il ne faut pas encore trop s'y fier, reprit le docteur; nous ne sommes pas déjà si loin de la dernière tentative qu'ils ont faite de réveiller l'esprit de parti, et leurs coups d'essai s'annonçaient bien. C'était, je crois, en 1817, dit Beppa, et tu sauras, Zorzi, toi qui méprises tant les petits couteaux de Venise, qu'il y eut, en quatre ou cinq jours, de si bonnes coltellate échangées entre les deux factions, qu'il y eut plus de cent personnes СКАЧАТЬ