Название: Lettres d'un voyageur
Автор: Жорж Санд
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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Quant au gondolier indépendant, il ne possède que son pantalon, sa chemise et sa pipe, quelquefois un petit caniche noir qui nage à côté de la gondole avec l'agilité infatigable d'un poisson. Le gondolier porte la madone de son traguet tatouée sur la poitrine avec une aiguille rouge et de la poudre à canon. Il a son patron sur un bras et sa patronne sur l'autre. Il n'est point, jour et nuit, comme nos cochers de fiacre, aux ordres du premier venu. Il n'obéit qu'au chef de son traguet, qui est un simple gondolier comme lui, élu par un libre vote, approuvé de la police, et qui désigne à chacun de ses administrés le jour où il est de service au traguet. Le reste du temps, le gondolier gagne librement sa journée, et, quand une ou deux courses dans la matinée ont assuré l'entretien de son estomac et de sa pipe jusqu'au lendemain, il s'endort le ventre au soleil, sans se soucier que l'empereur passe, et sans se laisser tenter par aucune offre qui mettrait de nouveau ses bras en sueur. Il est vrai que son office est plus pénible que celui de conduire deux paisibles coursiers du haut d'un siége de voiture. Mais son caractère est aussi plus insouciant et plus indépendant. Souple, flatteur, et mendiant à jeun, il se moque de celui qui lui marchande son salaire comme de celui qui l'outre-passe. Il est ivrogne, facétieux, bavard, familier et fripon, à certains égards; c'est-à-dire qu'il respectera scrupuleusement votre foulard, votre parapluie, tout paquet scellé, toute bouteille cachetée; mais si vous le laissez en compagnie de quelque bouteille entamée ou de quelque pipe, vous le retrouverez occupé à boire votre marasquin et à fumer votre tabac avec la tranquillité d'un homme qui se livre aux plus légitimes opérations.
On ne nous avait certainement pas assez vanté la beauté du ciel et les délices des nuits de Venise. La lagune est si calme dans les beaux soirs que les étoiles n'y tremblent pas. Quand on est au milieu, elle est si bleue, si unie, que l'œil ne saisit plus la ligne de l'horizon, et que l'eau et le ciel ne font plus qu'un voile d'azur, où la rêverie se perd et s'endort. L'air est si transparent et si pur que l'on découvre au ciel cinq cent mille fois plus d'étoiles qu'on n'en peut apercevoir dans notre France septentrionale. J'ai vu ici des nuits étoilées au point que le blanc argenté des astres occupait plus de place que le bleu de l'éther dans la voûte du firmament. C'était un semis de diamants qui éclairait presque aussi bien que la lune à Paris. Ce n'est pas que je veuille dire du mal de notre lune; c'est une beauté pâle dont la mélancolie parle peut-être plus à l'intelligence que celle-ci. Les nuits brumeuses de nos tièdes provinces ont des charmes que personne n'a goûtés mieux que moi et que personne n'a moins envie de renier. Ici la nature, plus vigoureuse dans son influence, imposa peut-être un peu trop de silence à l'esprit. Elle endort la pensée, agite le cœur et domine les sons. Il ne faut guère songer, à moins d'être un homme de génie, à écrire des poëmes durant ces nuits voluptueuses: il faut aimer ou dormir.
Pour dormir, il y a un endroit délicieux: c'est le perron de marbre blanc qui descend des jardins du vice-roi au canal. Quand la grille dorée est fermée du côté du jardin, on peut se faire conduire par la gondole sur ces dalles, chaudes encore des rayons du couchant, et n'être dérangé par aucun importun piéton, à moins qu'il n'ait pour venir à vous la foi qui manqua à saint Pierre. J'ai passé là bien des heures tout seul, sans penser à rien, tandis que Catullo et sa gondole dormaient au milieu de l'eau, à la portée du sifflet. Quand le vent de minuit passe sur les tilleuls et en secoue les fleurs sur les eaux; quand le parfum des géraniums et des girofliers monte par bouffées, comme si la terre exhalait sous le regard de la lune des soupirs embaumés; quand les coupoles de Sainte-Marie élèvent dans les cieux leurs demi-globes d'albâtre et leurs minarets couronnés d'un turban; quand tout est blanc, l'eau, le ciel et le marbre, les trois éléments de Venise, et que du haut de la tour de Saint-Marc une grande voix d'airain plane sur ma tête, je commence à ne plus vivre que par les pores, et malheur à qui viendrait faire un appel à mon âme! je végète, je me repose, j'oublie. Qui n'en ferait autant à ma place? Comment voudrais-tu que je pusse me tourmenter pour savoir si monsieur un tel a fait un article sur mes livres, si monsieur un autre a déclaré mes principes dangereux, et mon cigare immoral?.. Tout ce que je puis dire, c'est que ces messieurs sont bien bons de s'occuper de moi, et que, si je n'avais pas de dettes, je ne quitterais pas le perron du vice-roi pour leur procurer du scandale à mon bureau. Ma la fama, dit l'orgueilleux Alfieri. Ma la fame, répond Gozzi joyeusement.
Je défie qui que ce soit de m'empêcher de dormir agréablement quand je vois Venise, si appauvrie, si opprimée et si misérable, défier le temps et les hommes de l'empêcher d'être belle et sereine. Elle est là, autour de moi, qui se mire dans ses lagunes d'un air de sultane, et ce peuple de pêcheurs qui dort sur le pavé à l'autre bout de la rive, hiver comme été, sans autre oreiller qu'une marche de granit, sans autre matelas que sa casaque tailladée, lui aussi n'est-il pas un grand exemple de philosophie? Quand il n'a pas de quoi acheter une livre de riz, il se met à chanter un chœur pour se distraire de la faim; c'est ainsi qu'il défie ses maîtres et sa misère, accoutumé qu'il est à braver le froid, le chaud et la bourrasque. Il faudra bien des années d'esclavage pour abrutir entièrement ce caractère insouciant et frivole, qui, pendant tant d'années, s'est nourri de fêtes et de divertissements. La vie est encore si facile à Venise! la nature si riche et si exploitable! La mer et les lagunes regorgent de poisson et de gibier; on pêche en pleine rue assez de coquillages pour nourrir la population. Les jardins sont d'un excellent revenu: il n'est pas un coin de cette grasse argile qui ne produise généreusement en fruits et en légumes plus qu'un champ en terme ferme. De ces milliers d'isolettes dont la lagune est semée, arrivent tous les jours des bateaux remplis de fruits, de fleurs et d'herbages si odorants qu'on en sent la trace parfumée dans la vapeur du matin. La franchise du port apporte à bas prix les denrées étrangères; les vins les plus exquis de l'Archipel coûtent moins cher à Venise que le plus simple ordinaire à Paris. Les oranges arrivent de Palerme avec une telle profusion, que, le jour de l'entrée du bateau sicilien dans le port, on peut acheter dix des plus belles pour quatre ou cinq sous de notre monnaie. La vie animale est donc le moindre sujet de dépense à Venise, et le transport des denrées se fait avec une aisance qui entretient l'indolence des habitants. Les provisions arrivent par eau jusqu'à la porte des maisons; sur les ponts et dans les rues pavées passent les marchands en détail. L'échange de l'argent avec les objets de consommation journalière se fait à l'aide d'un panier et d'une corde. Ainsi, toute une famille peut vivre largement sans que personne, pas même le serviteur, sorte de la maison. Quelle différence entre cette commode existence et le laborieux travail qu'une famille, seulement à demi pauvre, est forcée d'accomplir chaque jour à Paris pour parvenir à dîner plus mal que le dernier ouvrier de Venise! Quelle différence aussi entre la physionomie préoccupée et sérieuse de ce peuple qui se heurte et se presse, qui se crotte et se fait jour avec les coudes dans la cohue de Paris, et la démarche nonchalante de ce peuple vénitien qui se traîne en chantant et en se couchant à chaque pas sur les dalles lisses et chaudes des quais? Tous ces industriels, qui chaque jour СКАЧАТЬ