Название: Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aritonoüs
Автор: François Fénelon
Издательство: Public Domain
Жанр: Историческая литература
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Mentor me dit: Il faut que je vous quitte; je pars dans ce moment; il ne m'est pas permis de m'arrêter. Où allez-vous donc? lui répondis-je: en quelle terre inhabitable ne vous suivrai-je point? Ne croyez pas pouvoir m'échapper, je mourrai plutôt sur vos pas. En disant ces paroles, je le tenais serré de toute ma force. C'est en vain, me dit-il, que vous espérez de me retenir. Le cruel Méthophis me vendit à des Éthiopiens ou Arabes. Ceux-ci, étant allés à Damas, en Syrie, pour leur commerce, voulurent se défaire de moi, croyant en tirer une grande somme d'un nommé Hazaël, qui cherchait un esclave grec pour connaître les mœurs de la Grèce, et pour s'instruire de nos sciences.
En effet, Hazaël m'acheta chèrement. Ce que je lui ai appris de nos mœurs lui a donné la curiosité de passer dans l'île de Crète pour étudier les sages lois de Minos. Pendant notre navigation, les vents nous ont contraints de relâcher dans l'île de Chypre. En attendant un vent favorable, il est venu faire ses offrandes au temple: le voilà qui en sort; les vents nous appellent; déjà nos voiles s'enflent. Adieu, cher Télémaque: un esclave qui craint les dieux doit suivre fidèlement son maître. Les dieux ne me permettent plus d'être à moi: si j'étais à moi, ils le savent, je ne serais qu'à vous seul. Adieu: souvenez-vous des travaux d'Ulysse et des larmes de Pénélope; souvenez-vous des justes dieux. O dieux, protecteurs de l'innocence, en quelle terre suis-je contraint de laisser Télémaque!
Non, non, lui dis-je, mon cher Mentor, il ne dépendra pas de vous de me laisser ici: plutôt mourir que de vous voir partir sans moi. Ce maître syrien est-il impitoyable? est-ce une tigresse dont il a sucé les mamelles dans son enfance*? voudra-t-il vous arracher d'entre mes bras? Il faut qu'il me donne la mort ou qu'il souffre que je vous suive. Vous m'exhortez vous-même à fuir et vous ne voulez pas que je fuie en suivant vos pas! Je vais parler à Hazaël; il aura pitié de ma jeunesse et de mes larmes: puisqu'il aime la sagesse et qu'il va si loin la chercher, il ne peut avoir un cœur féroce et insensible. Je me jetterai à ses pieds, j'embrasserai ses genoux, je ne le laisserai point aller qu'il ne m'ait accordé de vous suivre. Mon cher Mentor, je me ferai esclave avec vous; je lui offrirai de me donner à lui: s'il me refuse, c'est fait de moi, je me délivrerai de la vie.
Dans ce moment Hazaël appela Mentor; je me prosternai devant lui. Il fut surpris de voir un inconnu en cette posture. Que voulez-vous? me dit-il. La vie, répondis-je; car je ne puis vivre, si vous ne souffrez que je suive Mentor, qui est a vous. Je suis le fils du grand Ulysse, le plus sage des rois de la Grèce qui ont renversé la superbe ville de Troie, fameuse dans toute l'Asie. Je ne vous dis point ma naissance pour me vanter, mais seulement pour vous inspirer quelque pitié de mes malheurs. J'ai cherché mon père par toutes les mers, ayant avec moi cet homme, qui était pour moi un autre père. La fortune, pour comble de maux, me l'a enlevé; elle l'a fait votre esclave: souffrez que je le sois aussi. S'il est vrai que vous aimiez la justice, et que vous alliez en Crète pour apprendre les lois du bon roi Minos, n'endurcissez point votre cœur contre mes soupirs et contre mes larmes. Vous voyez le fils d'un roi, qui est réduit à demander la servitude comme son unique ressource. Autrefois j'ai voulu mourir en Sicile pour éviter l'esclavage; mais mes premiers malheurs n'étaient que de faibles essais des outrages de la fortune: maintenant je crains de ne pouvoir être reçu parmi vos esclaves. O dieux, voyez mes maux; ô Hazaël, souvenez-vous de Minos, dont vous admirez la sagesse, et qui nous jugera tous deux dans le royaume de Pluton.
Hazaël, me regardant avec un visage doux et humain, me tendit la main, et me releva. Je n'ignore pas, me dit-il, la sagesse et la vertu d'Ulysse; Mentor m'a raconté souvent quelle gloire il a acquise parmi les Grecs; et d'ailleurs la prompte renommée a fait entendre son nom à tous les peuples de l'Orient. Suivez-moi, fils d'Ulysse; je serai votre père, jusqu'à ce que vous ayez retrouvé celui qui vous a donné la vie. Quand même je ne serais pas touché de la gloire de votre père, de ses malheurs et des vôtres, l'amitié que j'ai pour Mentor m'engagerait à prendre soin de vous. Il est vrai que je l'ai acheté comme esclave, mais je le garde comme un ami fidèle; l'argent qu'il m'a coûté m'a acquis le plus cher et le plus précieux ami que j'aie sur la terre. J'ai trouvé en lui la sagesse; je lui dois tout ce que j'ai d'amour pour la vertu. Dès ce moment, il est libre; vous le serez aussi: je ne vous demande, à l'un et à l'autre, que votre cœur.
En un instant je passai de la plus amère douleur à la plus vive joie que les mortels puissent sentir. Je me voyais sauvé d'un horrible danger, je me rapprochais de mon pays, je trouvais un secours pour y retourner; je goûtais la consolation d'être auprès d'un homme qui m'aimait déjà, par le pur amour de la vertu; enfin je retrouvais tout, en retrouvant Mentor pour ne plus le quitter.
Hazaël s'avance sur le sable du rivage, nous le suivons; on entre dans le vaisseau, les rameurs fendent les ondes paisibles; un zéphyr léger se joué de nos voiles, il anime tout le vaisseau, et lui donne un doux mouvement. L'île de Chypre disparaît bientôt. Hazaël, qui avait impatience de connaître mes sentiments, me demanda ce que je pensais des mœurs de cette île. Je lui dis ingénument en quel danger ma jeunesse avait été exposée, et le combat que j'avais souffert au dedans de moi. Il fut touché de mon horreur pour le vice, et dit ces paroles: O Vénus, je reconnais votre puissance et celle de votre fils; j'ai brûlé de l'encens sur vos autels; mais souffrez que je déteste l'infâme mollesse des habitants de votre île, et l'impudence brutale avec laquelle ils célèbrent vos fêtes.
Ensuite il s'entretenait avec Mentor de cette première puissance qui a formé le ciel et la terre; de cette lumière simple, infinie, et immuable, qui se donne à tous sans se partager; de cette vérité souveraine et universelle qui éclaire tous les esprits, comme le soleil éclaire tous les corps. Celui, ajoutait-il, qui n'a jamais vu cette lumière pure est aveugle comme un aveugle-né; il passe sa vie dans une profonde nuit, comme les peuples que le soleil n'éclaire point pendant plusieurs mois de l'année; il croit être sage, et il est insensé; il croit tout voir, et il ne voit rien; il meurt, n'ayant jamais rien vu; tout au plus il aperçoit de sombres et fausses lueurs, de vaines ombres, des fantômes qui n'ont rien de réel. Ainsi sont tous les hommes, entraînés par le charme de l'imagination. Il n'y a point sur la terre de véritables hommes, excepté ceux qui consultent, qui aiment, qui suivent cette raison éternelle; c'est elle qui nous inspire quand nous pensons bien; c'est elle qui nous reprend quand nous pensons mal. Nous ne tenons pas moins d'elle la raison que la vie. Elle est comme un grand océan de lumière: nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent, et qui y retournent pour s'y perdre. Quoique je ne comprisse point encore parfaitement la profonde sagesse de ces discours, je ne laissais pas d'y goûter je ne sais quoi de pur et de sublime; mon cœur en était échauffé, et la vérité me semblait reluire dans toutes ces paroles. Ils continuèrent à parler de l'origine des dieux, des héros, des poètes, de l'âge d'or, du déluge, des premières histoires du genre humain, du fleuve d'oubli où se plongent les âmes des morts, des peines éternelles préparées aux impies dans le gouffre noir du Tartare, et de cette heureuse paix dont jouissent les justes dans les Champs-Élysées, sans crainte de pouvoir la perdre.
Pendant qu'Hazaël et Mentor parlaient, nous aperçûmes des dauphins couverts d'une écaille qui paraissait d'or et d'azur. En se jouant, ils soulevaient les flots avec beaucoup d'écume. Après eux venaient les Tritons, qui sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbées. Ils environnaient le char d'Amphitrite, traîné par des chevaux marins, plus blancs que la neige, et qui, fendant l'onde salée, laissaient loin derrière СКАЧАТЬ