Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aritonoüs. François Fénelon
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Читать онлайн книгу Les aventures de Télémaque suivies des aventures d'Aritonoüs - François Fénelon страница 12

СКАЧАТЬ la navigation: les Tyriens furent les premiers, s'il en faut croire ce qu'on raconte de la plus obscure antiquité, qui domptèrent les flots, longtemps avant l'âge de Tiphys et des Argonautes tant vantés dans la Grèce; ils furent, dis-je, les premiers qui osèrent se mettre dans un frêle vaisseau* à la merci des vagues et des tempêtes, qui sondèrent les abîmes de la mer, qui observèrent les astres loin de la terre, suivant la science des Égyptiens et des Babyloniens, enfin qui réunirent tant de peuples que la mer avait séparés. Les Tyriens sont industrieux, patients, laborieux, propres, sobres et ménagers; ils ont une exacte police; ils sont parfaitement d'accord entre eux; jamais peuple n'a été plus constant, plus sincère, plus fidèle, plus sûr, plus commode à tous les étrangers21. Voilà, sans aller chercher d'autres causes, ce qui leur donne l'empire de la mer, et qui fait fleurir dans leurs ports un si utile commerce. Si la division et la jalousie se mettaient entre eux; s'ils commençaient à s'amollir dans les délices et dans l'oisiveté; si les premiers de la nation méprisaient le travail et l'économie; si les arts cessaient d'être en honneur dans leur ville; s'ils manquaient de bonne foi envers les étrangers; s'ils altéraient tant soit peu les règles d'un commerce libre; s'ils négligeaient leurs manufactures, et s'ils cessaient de faire les grandes avances qui sont nécessaires pour rendre leurs marchandises parfaites, chacune dans son genre, vous verriez bientôt tomber cette puissance que vous admirez.

      Mais expliquez-moi, lui disais-je, les vrais moyens d'établir un jour à Ithaque un pareil commerce. Faites, me répondit-il, comme on fait ici: recevez bien et facilement tous les étrangers; faites-leur trouver dans vos ports la sûreté, la commodité, la liberté entière; ne vous laissez jamais entraîner ni par l'avarice ni par l'orgueil. Le vrai moyen de gagner beaucoup est de ne vouloir jamais trop gagner, et de savoir perdre à propos. Faites-vous aimer par tous les étrangers; souffrez même quelque chose d'eux; craignez d'exciter leur jalousie par votre hauteur: soyez constant dans les règles du commerce; qu'elles soient simples et faciles: accoutumez vos peuples à les suivre inviolablement: punissez sévèrement la fraude et même la négligence ou le faste des marchands, qui ruinent le commerce en ruinant les hommes qui le font. Surtout n'entreprenez jamais de gêner le commerce pour le tourner selon vos vues. Il faut que le prince ne s'en mêle point, de peur de le gêner, et qu'il en laisse tout le profit à ses sujets qui en ont la peine: autrement il les découragera: il en tirera assez d'avantages par les grandes richesses qui entreront dans ses États. Le commerce est comme certaines sources: si vous voulez détourner leur cours, vous les faites tarir. Il n'y a que le profit et la commodité qui attirent les étrangers chez vous; si vous leur rendez le commerce moins commode et moins utile, ils se retirent insensiblement, et ne reviennent plus, parce que d'autres peuples, profitant de votre imprudence, les attirent chez eux, et les accoutument à se passer de vous. Il faut même vous avouer que depuis quelque temps la gloire de Tyr est bien obscurcie. Oh! si vous l'aviez vue, mon cher Télémaque, avant le règne de Pygmalion, vous auriez été bien plus étonné! Vous ne trouvez plus maintenant ici que les tristes restes d'une grandeur qui menace ruine. O malheureuse Tyr! en quelles mains es-tu tombée! autrefois la mer t'apportait le tribut de tous les peuples de la terre.

      Pygmalion craint tout et des étrangers et de ses sujets. Au lieu d'ouvrir, suivant notre ancienne coutume, ses ports à toutes les nations les plus éloignées, dans une entière liberté, il veut savoir le nombre des vaisseaux qui arrivent, leur pays, les noms des hommes qui y sont, leur genre de commerce, la nature et le prix de leurs marchandises, et le temps qu'ils doivent demeurer ici. Il fait encore pis; car il use de supercherie pour surprendre les marchands, et pour confisquer leurs marchandises. Il inquiète les marchands qu'il croit les plus opulents; il établit, sous divers prétextes, de nouveaux impôts. Il veut entrer lui-même dans le commerce; et tout le monde craint d'avoir quelque affaire avec lui. Aussi le commerce languit; les étrangers oublient peu à peu le chemin de Tyr, qui leur était autrefois si doux; et, si Pygmalion ne change de conduite, notre gloire et notre puissance seront bientôt transportées à quelque autre peuple mieux gouverné que nous.

      Je demandai ensuite à Narbal comment les Tyriens s'étaient rendus si puissants sur la mer: car je voulais n'ignorer rien de tout ce qui sert au gouvernement d'un royaume. Nous avons, me répondit-il, les forêts du Liban qui fournissent le bois des vaisseaux; et nous les réservons avec soin pour cet usage: on n'en coupe jamais que pour les besoins publics. Pour la construction des vaisseaux, nous avons l'avantage d'avoir des ouvriers habiles. Comment, lui disais-je, avez-vous pu faire pour trouver ces ouvriers?

      Il me répondait: Ils se sont formés peu à peu dans le pays. Quand on récompense bien ceux qui excellent dans les arts, on est sûr d'avoir bientôt des hommes qui les mènent à leur dernière perfection; car les hommes qui ont le plus de sagesse et de talent ne manquent point de s'adonner aux arts auxquels les grandes récompenses sont attachées. Ici on traite avec honneur tous ceux qui réussissent dans les arts et dans les sciences utiles à la navigation. On considère un bon géomètre; on estime fort un habile astronome; on comble de biens un pilote qui surpasse les autres dans sa fonction: on ne méprise point un bon charpentier; au contraire, il est bien payé et bien traité. Les bons rameurs mêmes ont des récompenses sûres, et proportionnées à leurs services; on les nourrit bien; on a soin d'eux quand ils sont malades; en leur absence, on a soin de leurs femmes et de leurs enfants; s'ils périssent dans un naufrage, on dédommage leurs familles: on renvoie chez eux ceux qui ont servi un certain temps. Ainsi, on en a autant qu'on en veut: le père est ravi d'élever son fils dans un si bon métier; et, dès sa plus tendre jeunesse, il se hâte de lui enseigner à manier la rame, à tendre les cordages, à mépriser les tempêtes. C'est ainsi qu'on mène les hommes, sans contrainte, par la récompense et par le bon ordre. L'autorité seule ne fait jamais bien; la soumission des inférieurs ne suffît pas: il faut gagner les cœurs, et faire trouver aux hommes leur avantage pour les choses où l'on veut se servir de leur industrie.

      Après ce discours, Narbal me mena visiter tous les magasins, les arsenaux, et tous les métiers qui servent à la construction des navires. Je demandais le détail des moindres choses, et j'écrivais tout ce que j'avais appris, de peur d'oublier quelque circonstance utile.

      Cependant Narbal, qui connaissait Pygmalion, et qui m'aimait, attendait avec impatience mon départ, craignant que je ne fusse découvert par les espions du roi, qui allaient nuit et jour par toute la ville; mais les vents ne nous permettaient point encore de nous embarquer. Pendant que nous étions occupés à visiter curieusement le port et à interroger divers marchands, nous vîmes venir à nous un officier de Pygmalion, qui dit à Narbal: Le roi vient d'apprendre d'un des capitaines de vaisseau qui sont revenus d'Égypte avec vous, que vous avez mené d'Égypte un étranger qui passe pour Chyprien; le roi veut qu'on l'arrête et qu'on sache certainement de quel pays il est; vous en répondrez sur votre tête. Dans ce moment, je m'étais un peu éloigné pour regarder de plus près les proportions que les Tyriens avaient gardées dans la construction d'un vaisseau presque neuf, qui était, disait-on, par cette proportion si exacte de toutes ses parties, le meilleur voilier qu'on eût jamais vu dans le port; et j'interrogeais l'ouvrier qui avait réglé ces proportions.

      Narbal, surpris et effrayé, répondit: Je vais chercher cet étranger, qui est de l'île de Chypre. Quand il eut perdu de vue cet officier, il courut vers moi pour m'avertir du danger où j'étais. Je ne l'avais que trop prévu, me dit-il, mon cher Télémaque, nous sommes perdus! Le roi, que sa défiance tourmente jour et nuit, soupçonne que vous n'êtes pas de l'île de Chypre; il ordonne qu'on vous arrête; il veut me faire périr, si je ne vous mets entre ses mains. Que ferons-nous? O dieux, donnez-nous la sagesse pour nous tirer de ce péril. Il faudra, Télémaque, que je vous mène au palais du roi. Vous soutiendrez que vous êtes Chyprien, de la ville d'Amathonte, fils d'un statuaire de Vénus. Je déclarerai que j'ai connu autrefois votre père, et peut-être que le roi, sans approfondir davantage, vous laissera partir. Je ne vois plus d'autre moyen de sauver votre vie et la mienne.

      Je répondis à Narbal: Laissez périr un malheureux que le destin veut perdre. Je sais mourir, Narbal, et je vous dois trop pour vouloir vous entraîner dans mon malheur. Je ne puis me résoudre à mentir; je ne suis pas Chyprien, СКАЧАТЬ



<p>21</p>

Page 37. – 1. Ce portrait des Tyriens, surtout en ce qui regarde leur sincérité et leur fidélité à la parole donnée, ne ressemble guère à ce qu'en dit Virgile, qui les appelle Tyrios bilingues, ni à ce qu'en dit Lucaia, qui les appelle Tyrios instabiles.