Название: Jacques le fataliste et son maître
Автор: Dénis Diderot
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
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Le maître dit à Jacques: Tu ne me parais pas disposé à reprendre l'histoire de tes amours.
Mon pauvre capitaine! il s'en va où nous allons tous, et où il est bien extraordinaire qu'il ne soit pas arrivé plus tôt. Ahi!.. Ahi!..
Mais, Jacques, vous pleurez, je crois?.. «Pleurez sans contrainte, parce que vous pouvez pleurer sans honte; sa mort vous affranchit des bienséances scrupuleuses qui vous gênaient pendant sa vie. Vous n'avez pas les mêmes raisons de dissimuler votre peine que celles que vous aviez de dissimuler votre bonheur; on ne pensera pas à tirer de vos larmes les conséquences qu'on eût tirées de votre joie. On pardonne au malheur. Et puis il faut dans ce moment se montrer sensible ou ingrat, et, tout bien considéré, il vaut mieux déceler une faiblesse que se laisser soupçonner d'un vice. Je veux que votre plainte soit libre pour être moins douloureuse, je la veux violente pour être moins longue. Rappelez-vous, exagérez-vous même ce qu'il était: sa pénétration à sonder les matières les plus profondes; sa subtilité à discuter les plus délicates; son goût solide qui l'attachait aux plus importantes; la fécondité qu'il jetait dans les plus stériles; avec quel art il défendait les accusés: son indulgence lui donnait mille fois plus d'esprit que l'intérêt ou l'amour-propre n'en donnait au coupable; il n'était sévère que pour lui seul. Loin de chercher des excuses aux fautes légères qui lui échappaient, il s'occupait avec toute la méchanceté d'un ennemi à se les exagérer, et avec tout l'esprit d'un jaloux à rabaisser le prix de ses vertus par un examen rigoureux des motifs qui l'avaient peut-être déterminé à son insu. Ne prescrivez à vos regrets d'autre terme que celui que le temps y mettra. Soumettons-nous à l'ordre universel lorsque nous perdons nos amis, comme nous nous y soumettrons lorsqu'il lui plaira de disposer de nous; acceptons l'arrêt du sort qui les condamne, sans désespoir, comme nous l'accepterons sans résistance lorsqu'il se prononcera contre nous. Les devoirs de la sépulture ne sont pas les derniers devoirs des âmes. La terre qui se remue dans ce moment se raffermira sur la tombe de votre amant; mais votre âme conservera toute sa sensibilité.»
Mon maître, cela est fort beau; mais à quoi diable cela revient-il? J'ai perdu mon capitaine, j'en suis désolé; et vous me détachez, comme un perroquet, un lambeau de la consolation d'un homme ou d'une femme à une autre femme qui a perdu son amant.
Je crois que c'est d'une femme.
Moi, je crois que c'est d'un homme. Mais que ce soit d'un homme ou d'une femme, encore une fois, à quoi diable cela revient-il? Est-ce que vous me prenez pour la maîtresse de mon capitaine? Mon capitaine, monsieur, était un brave homme; et moi, j'ai toujours été un honnête garçon.
Jacques, qui est-ce qui vous le dispute?
À quoi diable revient donc votre consolation d'un homme ou d'une femme à une autre femme? À force de vous le demander, vous me le direz peut-être.
Non, Jacques, il faut que vous trouviez cela tout seul.
J'y rêverais le reste de ma vie, que je ne le devinerais pas; j'en aurais pour jusqu'au jugement dernier.
Jacques, il m'a paru que vous m'écoutiez avec attention tandis que je lisais.
Est-ce qu'on peut la refuser au ridicule?
Fort bien, Jacques!
Peu s'en est fallu que je n'aie éclaté à l'endroit des bienséances rigoureuses qui me gênaient pendant la vie de mon capitaine, et dont j'avais été affranchi par sa mort.
Fort bien, Jacques! J'ai donc fait ce que je m'étais proposé. Dites-moi s'il était possible de s'y prendre mieux pour vous consoler. Vous pleuriez: si je vous avais entretenu de l'objet de votre douleur, qu'en serait-il arrivé? Que vous eussiez pleuré bien davantage, et que j'aurais achevé de vous désoler. Je vous ai donné le change, et par le ridicule de mon oraison funèbre, et par la petite querelle qui s'en est suivie. À présent convenez que la pensée de votre capitaine est aussi loin de vous que le char funèbre qui le mène à son dernier domicile. Partant, je pense que vous pouvez reprendre l'histoire de vos amours.
Je le pense aussi.
«Docteur, dis-je au chirurgien, demeurez-vous loin d'ici?
– À un bon quart de lieue au moins.
– Êtes-vous un peu commodément logé?
– Assez commodément.
– Pourriez-vous disposer d'un lit?
– Non.
– Quoi! pas même en payant, en payant bien?
– Oh! en payant et en payant bien, pardonnez-moi. Mais, l'ami, vous ne me paraissez guère en état de payer, et moins encore de bien payer.
– C'est mon affaire. Et serais-je un peu soigné chez vous?
– Très-bien. J'ai ma femme qui a gardé des malades toute sa vie; j'ai une fille aînée qui fait le poil à tout venant, et qui vous lève un appareil aussi bien que moi.
– Combien me prendriez-vous pour mon logement, ma nourriture et vos soins?
– Le chirurgien dit en se grattant l'oreille: Pour le logement… la nourriture… les soins… Mais qui est-ce qui me répondra du payement?
– Je payerai tous les jours.
– Voilà ce qui s'appelle parler, cela…»
Mais, monsieur, je crois que vous ne m'écoutez pas.
Non, Jacques, il était écrit là-haut que tu parlerais cette fois, qui ne sera peut-être pas la dernière, sans être écouté.
Quand on n'écoute pas celui qui parle, c'est qu'on ne pense à rien, ou qu'on pense à autre chose que ce qu'il dit: lequel des deux faisiez-vous?
Le dernier. Je rêvais à ce qu'un des domestiques noirs qui suivait le char funèbre te disait, que ton capitaine avait été privé, par la mort de son ami, du plaisir de se battre au moins une fois la semaine. As-tu compris quelque chose à cela?
Assurément!
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