Et comme Berthe ne répondait pas, il ajouta:
– Eh bien, j’attends.
Gaston aussi attendait et se demandait: Que va-t-elle faire?
Courbée sous la parole vengeresse de son mari, Mathilde étouffait ses sanglots et dévorait ses larmes.
La voix de Berthe s’éleva comme un chant de délivrance.
– Je jure, dit-elle lentement, je jure que ma sœur est innocente des crimes que vous lui reprochez.
– Innocente! Elle serait innocente! s’écria le marin. Oui… vous ne risqueriez pas votre salut éternel pour la sauver… et vous savez tout ce qu’elle a fait, puisque vous n’avez jamais passé un jour sans la voir.
– Pas un seul, dit Berthe, avec effort.
Et, sur un ton plus haut et plus clair, elle ajouta:
– J’espère que, maintenant, vous ne l’accuserez plus.
Darcy n’avait pas oublié la phrase convenue, et il n’eut pas besoin de voir ce qui se passa dans le salon pour comprendre que le serment prêté par mademoiselle Lestérel venait de sauver madame Crozon.
Darcy avait promis de partir dès qu’il entendrait le signal, et il ne tenait pas du tout à prolonger sa station dans le cabinet noir. Il s’en alla tout doucement ouvrir la porte qui donnait sur l’escalier, il la referma avec précaution et il descendit sans se presser les quatre étages.
À la porte de la maison, il vit un fiacre chargé de colis et gardé par une bonne que le soupçonneux mari avait sans doute consignée là pour mieux surprendre sa femme.
Et il se dit:
La fréquentation de l’océan Pacifique n’a point adouci les mœurs de ce baleinier… car il doit être baleinier. Roland le Furieux n’était pas plus furieux que ne l’est le capitaine Crozon. La dame l’a échappé belle, et sans l’adorable Berthe, Lolif aurait peut-être eu à raconter demain un fait divers assez corsé. Est-elle innocente, cette Mathilde? Je le pense, puisque sa sœur l’a juré. Cet homme est un jaloux qui aura cru bêtement à une calomnie bête. Mais qui diable a pu jouer un si méchant tour à cette pauvre femme? Quelque galant évincé, probablement. C’est toujours ainsi. À moins pourtant qu’elle n’ait trompé en effet son désagréable époux, pendant qu’il harponnait des cachalots. Auquel cas, mademoiselle Lestérel aurait fait un faux serment. Hum! pour une honnête jeune fille, ce serait un peu…
Et, après quelques secondes d’examen de conscience, Darcy conclut:
– Ma foi! si elle l’avait fait, je ne lui en voudrais pas, et je suis sûr que Dieu lui pardonnerait, en faveur de l’intention. Quand il s’agit de sauver la vie d’une sœur, le mensonge devient presque une action louable.
Seulement, c’est la suite qui m’inquiète. Si le dénonciateur anonyme poursuit son joli travail, et s’il fournit des preuves au loup de mer, qu’adviendra-t-il des deux femmes? Le Crozon est capable de les tuer. Ce serait le cas ou jamais de me mettre en travers. Et pour me préparer à intervenir, il faut que je vois mademoiselle Lestérel, que j’aie avec elle un entretien sérieux. Oui, mais où? Aller chez elle sans sa permission, ce serait m’exposer à lui déplaire. Je la rencontrerai certainement samedi à la soirée de madame Cambry… Samedi, c’est bien loin.
En réfléchissant ainsi, Gaston se dirigeait vers la rue Rougemont. Il savait que son oncle rentrait à quatre heures, et il tenait beaucoup à le voir ce jour-là. On sent le besoin de s’épancher avec un ami, quand on a le cœur plein. Or, M. Roger Darcy, juge d’instruction au Tribunal de la Seine, traitait son neveu en ami, et le cœur de Gaston débordait. Le souvenir de Berthe Lestérel remplissait tout entier ce cœur où il ne restait plus de place pour les fantaisies passagères, et Gaston s’apercevait que le sentiment qu’il avait d’abord pris pour une fantaisie était bel et bien un grand amour.
L’oncle Roger habitait un hôtel à lui appartenant, et y menait une vie de garçon qui ne ressemblait à celle de son neveu que par les bons côtés. Comme son neveu et même plus que son neveu, il avait un état de maison; il aimait, autant que son neveu, la société des femmes; seulement, il ne fréquentait que la bonne compagnie, et, s’il dépensait largement son revenu, du moins il n’entamait pas son capital.
Il était entré dans la magistrature autant par vocation que pour suivre les traditions de sa famille, et il était certainement un des magistrats les plus intelligents du ressort de Paris. Pas un ne l’égalait pour éclaircir une affaire embrouillée. Il avait une lucidité d’esprit extraordinaire, une mémoire imperturbable, une sagacité merveilleuse, des intuitions soudaines qui étaient de véritables traits de génie. Il semblait qu’il eût été créé et mis au monde pour être juge d’instruction, et depuis sept ans qu’il l’était, l’expérience était venue compléter ses aptitudes naturelles.
Il aimait avec passion les délicates fonctions qu’il remplissait si bien, et il passait la moitié de sa vie dans son cabinet, mais il n’était magistrat qu’à ses heures. Chez lui, il redevenait homme du monde, gai compagnon, joyeux convive, connaissant à fond son Paris et ayant vu d’assez près les écueils de la vie pour être resté indulgent à l’endroit des naufragés.
Et, à tous ces mérites, il joignait un grain d’originalité qui donnait à sa personne et à son langage une saveur toute particulière.
Gaston le trouva en veston court et en pantalon de fantaisie, plongé jusqu’aux oreilles dans un vaste fauteuil et fumant un gros cigare.
Il avait quarante-cinq ans, et il n’en paraissait pas trente-cinq. Les dents au complet, pas un cheveu gris, les yeux vifs et le nez magistral. Grand, mince et sec, avec un air de commandement tempéré par un bon sourire. Rasé du reste, comme il convient à un homme de robe. Ceux qui ne le connaissaient pas le prenaient pour un officier de marine.
– Te voilà, garnement, dit-il, en apercevant Gaston. Veux-tu un cabanas? Prends dans la boîte. Il se trouve par hasard qu’ils sont excellents.
– Merci, mon oncle; j’en ai de meilleurs, dit le neveu, en tirant de sa poche un étui en cuir de Russie.
– Tu n’es qu’un présomptueux, mon cher. Tu te figures que tu as le premier choix, parce que tu fais directement venir de la Havane, tandis que… bon! voilà que je me perds dans des digressions. Je n’entends pourtant plus plaider MM. les avocats, puisque je ne siège plus que dans mon cabinet. À la question, maître Darcy! car il y a une question. Campe-toi devant le feu et prépare-toi à recevoir une semonce que tu n’as pas volée. Ah! tu as de jolies connaissances! Je t’en fais mon compliment!
– Si c’est de madame d’Orcival que vous voulez parler, je vous dirai que…
– Oui, parlons-en, de ta d’Orcival. Il s’en passe de belles chez cette belle petite, comme vous dites dans la haute gomme. La gomme! Encore un bête de mot. On s’y pend, chez la d’Orcival.
– Je sais cela, mon oncle, mais…
– Et qui est-ce qui s’y pend? Un comte qui n’est que chevalier… d’industrie, une espèce de Casanova polonais, ton rival sans doute.
– Non, je lui ai succédé.
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