Название: L'homme qui rit
Автор: Victor Hugo
Издательство: Public Domain
Жанр: Зарубежная классика
isbn:
isbn:
Juste dessous, dans l’herbe, on voyait deux souliers, devenus informes dans la neige et sous les pluies. Ces souliers étaient tombés de ce mort.
L’enfant, pieds nus, regarda ces souliers.
Le vent, de plus en plus inquiétant, avait de ces interruptions qui font partie des apprêts d’une tempête; il avait tout à fait cessé depuis quelques instants. Le cadavre ne bougeait plus. La chaîne avait l’immobilité du fil à plomb.
Comme tous les nouveaux venus dans la vie, et en tenant compte de la pression spéciale de sa destinée, l’enfant avait sans nul doute en lui cet éveil d’idées propre aux jeunes années, qui tâche d’ouvrir le cerveau et qui ressemble aux coups de bec de l’oiseau dans l’oeuf; mais tout ce qu’il y avait dans sa petite conscience en ce moment se résolvait en stupeur. L’excès de sensation, c’est l’effet du trop d’huile, arrive à l’étouffement de la pensée. Un homme se fût fait des questions, l’enfant ne s’en faisait pas; il regardait.
Le goudron donnait à cette face un aspect mouillé. Des gouttes de bitume figées dans ce qui avait été les yeux ressemblaient des larmes. Du reste, grâce à ce bitume, le dégât de la mort était visiblement ralenti, sinon annulé, et réduit au moins de délabrement possible. Ce que l’enfant avait devant lui était une chose dont on avait soin. Cet homme était évidemment précieux. On n’avait pas tenu à le garder vivant, mais on tenait à le conserver mort.
Le gibet était vieux, vermoulu, quoique solide, et servait depuis de longues années.
C’était un usage immémorial en Angleterre de goudronner les contrebandiers. On les pendait au bord de la mer, on les enduisait de bitume, et on les laissait accrochés; les exemples veulent le plein air, et les exemples goudronnés se conservent mieux. Ce goudron était de l’humanité. On pouvait de cette manière renouveler les pendus moins souvent. On mettait des potences de distance en distance sur la côte comme de nos jours des réverbères. Le pendu tenait lieu de lanterne. Il éclairait, à sa façon, ses camarades les contrebandiers. Les contrebandiers, de loin, en mer, apercevaient les gibets. En voilà un, premier avertissement; puis un autre, deuxième avertissement. Cela n’empêchait point la contrebande; mais l’ordre se compose de ces choses-là. Cette mode a duré en Angleterre jusqu’au commencement de ce siècle. En 1822, on voyait encore devant le château de Douvres trois pendus vernis. Du reste, le procédé conservateur ne se bornait point aux contrebandiers. L’Angleterre tirait le même parti des voleurs, des incendiaires et des assassins. John Painter, qui mit le feu aux magasins maritimes de Portsmouth, fut pendu et goudronné en 1776.
L’abbé Coyer, qui l’appelle Jean le Peintre, le revit en 1777. John Painter était accroché et enchaîné au-dessus de la ruine qu’il avait faite, et rebadigeonné de temps en temps. Ce cadavre dura, on pourrait presque dire vécut, près de quatorze ans. Il faisait encore un bon service en 1788. En 1790, pourtant, on dut le remplacer. Les égyptiens faisaient cas de la momie du roi; la momie de peuple, à ce qu’il paraît, peut être utile aussi.
Le vent, ayant beaucoup de prise sur le monticule, en avait enlevé toute la neige. L’herbe y reparaissait, avec quelques chardons ça et là. La colline était couverte de ce gazon marin dru et ras qui fait ressembler le haut des falaises à du drap vert. Sous la potence, au point même au-dessus duquel pendaient les pieds du supplicié, il y avait une touffe haute et épaisse, surprenante sur ce sol maigre. Les cadavres émiettés là depuis des siècles expliquaient cette beauté de l’herbe. La terre se nourrit de l’homme.
Une fascination lugubre tenait l’enfant. Il demeurait là, béant. Il ne baissa le front qu’un moment pour une ortie qui lui piquait les jambes, et qui lui fit la sensation d’une bête. Puis il se redressa. Il regardait au-dessus de lui cette face qui le regardait. Elle le regardait d’autant plus qu’elle n’avait pas d’yeux. C’était du regard répandu, une fixité indicible où il y avait de la lueur et des ténèbres, et qui sortait du crâne et des dents aussi bien que des arcades sourcilières vides. Toute la tête du mort regarde, et c’est terrifiant. Pas de prunelles, et l’on se sent vu. Horreur des larves.
Peu à peu l’enfant devenait lui-même terrible. Il ne bougeait plus. La torpeur le gagnait. Il ne s’apercevait pas qu’il perdait conscience. Il s’engourdissait et s’ankylosait. L’hiver le livrait silencieusement à la nuit; il y a du traître dans l’hiver. L’enfant était presque statue. La pierre du froid entrait dans ses os; l’ombre, ce reptile, se glissait en lui. L’assoupissement qui sort de la neige monte dans l’homme comme une marée obscure; l’enfant était lentement envahi par une immobilité ressemblant à celle du cadavre. Il allait s’endormir.
Dans la main du sommeil il y a le doigt de la mort. L’enfant se sentait saisi par cette main. Il était au moment de tomber sous le gibet. Il ne savait déjà plus s’il était debout.
La fin, toujours imminente, aucune transition entre être et ne plus être, la rentrée au creuset, le glissement possible à toute minute, c’est ce précipice-là qui est la création.
Encore un instant, et l’enfant et le trépassé, la vie en ébauche et la vie en ruine, allaient se confondre dans le même effacement.
Le spectre eut l’air de le comprendre et de ne pas le vouloir. Tout à coup il se mit à remuer. On eût dit qu’il avertissait l’enfant. C’était une reprise de vent qui soufflait.
Rien d’étrange comme ce mort en mouvement.
Le cadavre au bout de la chaîne, poussé par le souffle invisible, prenait une attitude oblique, montait à gauche, puis retombait, remontait à droite, et retombait et remontait avec la lente et funèbre précision d’un battant. Va-et-vient farouche. On eût cru voir dans les ténèbres le balancier de l’horloge de l’éternité.
Cela dura quelque temps ainsi. L’enfant devant cette agitation du mort sentait un réveil, et, à travers son refroidissement, avait assez nettement peur. La chaîne, à chaque oscillation, grinçait avec une régularité hideuse. Elle avait l’air de reprendre haleine, puis recommençait. Ce grincement imitait un chant de cigale.
Les approches d’une bourrasque produisent de subites enflures du vent. Brusquement la brise devint bise. L’oscillation du cadavre s’accentua lugubrement. Ce ne fut plus du balancement, ce fut de la secousse. La chaîne, qui grinçait, cria.
Il sembla que ce cri était entendu. Si c’était un appel, il fut obéi. Du fond de l’horizon, un grand bruit accourut.
C’était un bruit d’ailes.
Un incident survenait, l’orageux incident des cimetières et des solitudes, l’arrivée d’une troupe de corbeaux.
Des taches noires volantes piquèrent le nuage, percèrent la brume, grossirent, approchèrent, s’amalgamèrent, s’épaissirent, se hâtant vers la colline, poussant des cris. C’était comme la venue d’une légion. Cette vermine ailée des ténèbres s’abattit sur le gibet.
L’enfant, effaré, recula.
Les essaims obéissent à des commandements. Les corbeaux s’étaient groupés sur la potence. Pas un n’était sur le cadavre. Ils se parlaient entre eux. Le croassement est affreux. Hurler, siffler, rugir, c’est de la vie; le croassement est une acceptation satisfaite de la putréfaction. On croit entendre le bruit que fait le silence du sépulcre en se brisant. Le croassement est une voix dans laquelle il y a de la nuit. L’enfant était glacé.
Plus encore par l’épouvante que par le froid.
Les СКАЧАТЬ