Название: La Niania
Автор: Gréville Henry
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066084264
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--Songez, dit-il en terminant, que jusqu'à présent tout est livré à l'arbitraire, que des milliers de gens spoliés crient justice sans rien obtenir! Songez que la lumière va se faire dans ce chaos, et après le Tsar, qui sera le premier bienfaiteur, quel ne deviendra pas le rôle de celui qui aura obtenu pour les malheureux le droit et la justice.
--Etes-vous ambitieux? demanda Antonine avec la même simplicité.
Dournof rougit; il plongea dans le fond de sa conscience et répondit ensuite.
--Non; car si j'étais ambitieux, je voudrais travailler seul, et je ne puis vivre sans vous.
--J'attendrai, répéta Antonine. Dès à présent je vous appartiens.
Il ne lui dit pas merci, ces deux âmes fortes s'étaient comprises sans phrases. Il serra fortement la main qu'il tenait, puis la laissa retomber.
--Il faut n'en parler à personne, n'est-ce pas? demanda la jeune fille en reprenant le chemin du logis.
--C'est à vous de le décider, répondit Dournof. Si vous pensez que votre famille m'accueille favorablement...
Antonine ne pût s'empêcher de rire; la nullité de son père et la frivolité bienveillante de sa mère lui inspiraient cette sorte d'affection qu'on éprouve pour des êtres irresponsables et dénués de bon sens.
--Ils ne vous accueilleront pas favorablement, dit-elle; attendons.
--Comme vous voudrez, répondit le jeune homme.
Ils atteignirent la maison sans échanger d'autres paroles.
De ce jour, madame Karzof n'eut plus à s'inquiéter de la santé de sa fille: Antonine avait repris sa gaieté sérieuse et les couleurs de ses joues roses. Seulement elle quitta peu à peu les ouvrages à l'aiguille de pur agrément pour les travaux plus solides. Elle voulut apprendre à tailler, à coudre, à repriser.
--Mon Dieu, quelle fille originale! disaient ses jeunes compagnes; quel plaisir peux-tu trouver à ourler des torchons?
Antonine plaisantait la première de ces travaux peu élégants, mais elle tint ferme, et devint très-habile. L'hiver rassembla souvent les jeunes gens: on dansait prodigieusement à cette époque en Russie. Tout était prétexte à sauterie, et même sans prétexte beaucoup de familles avaient un jour fixe où la jeunesse se réunissait et dansait dès sept heures du soir.
La plus brillante de ces maisons était celle de madame Frakine; comment celle-ci s'y prenait-elle pour procurer tant de plaisir à tant de monde avec des revenus d'une exiguïté invraisemblable et constatée? C'est un problème que jamais personne n'a pu résoudre. Peut être la bonne dame se privait-elle à la lettre de manger pour parvenir à payer le loyer d'un appartement très-vaste et très commode; peut-être vendait-elle en cachette ses derniers bijoux de famille pour subvenir aux dépenses d'éclairage de ce salon toujours plein le samedi; toujours est-il que nulle part on ne dansait d'aussi bonne grâce et nulle part aussi, l'heure venue, on ne soupait d'aussi bon appétit.
Le souper se composait de jolies tranches de pain noir et blanc artistiquement coupées et alternées sur des assiettes de faïence anglaise; d'un peu de beurre apporté de la campagne une fois par mois et soigneusement conservé à la glacière; de quelques harengs marinés, entourés de persil et d'oignons hachés, et d'une immense salade de pommes de terre et de betteraves. Un peu de fromage enjolivait ce menu frugal, digne d'un cénobite.
Mais le tout était si bien servi, il y avait sur la table tant de couteaux et de fourchettes, tant de carafes reluisantes dans lesquelles, en guise de vin, pétillait du kvass de fabrication domestique; tout cela était offert de si bon coeur, que la belle jeu-esse, plus affamée de plaisir que de friandises, se déclarait enchantée de tout et recommençait à danser après souper, d'aussi bon coeur qu'avant.
Vers deux heures du matin, madame Frakine apparaissait dans le salon avec un grand balai,--ce qu'elle appelait son balai de cérémonie; c'était, disait-elle, pour chasser les danseurs.
On l'entourait alors en lui demandant grâce pour un quart d'heure, pour une contre danse. Elle refusait, agitant son formidable balai; alors un enragé se mettait au piano, et jouait une valse; madame Frakine et son balai, entraînés dans le mouvement par les jeunes gens intrépides, faisaient le tour du salon, puis riant, essoufflée, le bonnet de travers sur ses cheveux blancs, elle se laissait tomber sur un canapé. C'était le signal du départ, on s'approchait, on l'embrassait, on la cajolait et l'on partait pour recommencer le samedi suivant.
Pourquoi la bonne dame sans mari, sans enfants, dépensait-elle ainsi le plus clair de son maigre revenu pour amuser des gens qui ne lui étaient rien? Elle l'expliquait d'un mot, et nul n'y pouvait rien répondre.
--Cela m'amuse, disait-elle. Il y a des gens qui prisent du tabac, d'autres qui font brûler des cierges, d'autres qui mettent tout leur argent chez le médecin et l'apothicaire; moi, j'amuse la jeunesse, et elle me le rend bien!
C'est là que, pendant tout l'hiver qui avait suivi leur étrange conversation, Dournof et Antonine s'étaient vus librement. Madame Karzof envoyait sa fille avec sa vieille bonne chez sa voisine; le vieux domestique venait la chercher vers minuit, et attendait en compagnie des autres, à moitié endormis sur les banquettes de l'antichambre, que la joyeuse compagnie fût rassasiée de rires et de danses. Depuis cinq ou six ans que madame Frakine recevait ainsi une cinquantaine de jeunes gens des deux sexes, plusieurs mariages s'étaient décidés et conclus dans cette heureuse atmosphère; bien des fantaisies passagères étaient écloses aussi dans les têtes folles, et avaient sombré avant d'arriver au port de l'hyménée, mais jamais il n'en était rien résulté de fâcheux; cette jeunesse étourdie était animée de sentiments purs et honnêtes: toutes les jeunes filles se respectaient elles-mêmes, et tous les jeunes gens respectaient les honnêtes femmes.
L'été revint, Jean Karzof ramena son camarade d'études à la campagne, et les fiancés reprirent leurs promenades à la maison d'école. Madame Karzof s'apercevait si peu de leur bonne intelligence, elle mettait tant de bonne grâce à les envoyer ensemble faire quelque course ou quelque excursion, que plus d'une fois l'idée leur vint qu'elle savait leurs projets et n'y était pas contraire. Antonine surtout en était si bien persuadée, que Dournof eut quelque peine à la dissuader d'en parler franchement à sa mère.
--Laissez-la faire, lui dit-il: si elle nous est favorable, elle ne nous dira rien; si vous vous trompez, elle pourrait nous séparer, au moins en attendant le jour où je viendrai vous réclamer; et alors que ferions nous?
L'idée d'une séparation même temporaire, dans de telles conditions, était devenue trop pénible pour qu'Antonine ne cédât pas à ce raisonnement.
Les jeunes gens se trouvaient heureux d'habiter le même lieu, de se voir quotidiennement, de travailler séparés au but qui devait les réunir; ce bonheur était modeste, aussi ne se sentaient-ils pas en état d'en perdre la moindre parcelle. Antonine garda le silence.
Une épreuve bien pénible les attendait. Le père de Dournof mourut pendant le second hiver, et le jeune homme fut obligé de partir pour mettre ordre à ses affaires.
La séparation, qui devait durer un mois au plus, se prolongea pendant cinq mois: Dournof dut établir sa mère et deux soeurs plus âgées, non mariées, dans une résidence plus modeste que l'appartement où son père logeait de son vivant. L'Etat loge volontiers ses fonctionnaires en Russie, et СКАЧАТЬ