Название: En famille
Автор: Hector Malot
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066088835
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Mais en même temps elle fut surprise de s'apercevoir qu'elle avait faim, alors que, tandis qu'elle marchait, il lui semblait qu'elle n'aurait jamais plus besoin de manger ni de boire.
C'était là désormais l'inquiétant et le dangereux de sa situation: comment, avec le sou qui lui restait, vivrait-elle pendant cinq ou six jours? Le moment présent n'était rien, mais que serait le lendemain, le surlendemain?
Cependant si grave que fût la question, elle ne voulut pas la laisser l'envahir et l'abattre; au contraire, il fallait se secouer, se raidir, en se disant que, puisqu'elle avait trouvé une si bonne chambre quand elle admettait qu'elle n'aurait pas mieux que le grand chemin pour se coucher, ou un tronc d'arbre pour s'adosser, elle trouverait bien aussi le lendemain quelque chose à manger. Quoi? Elle ne l'imaginait pas. Mais cette ignorance présente ne devait pas l'empêcher de s'endormir dans l'espérance.
Elle s'était allongée sur la paille, la botte de roseaux sous sa tête, ayant en face d'elle, par une des ouvertures de la cabane, les feux du four à briques qui, dans la nuit, voltigeaient en lueurs fantastiques, et le bien-être du repos, au milieu d'une tranquillité qui ne devait pas être troublée, l'emportait sur les tiraillements de son estomac.
Elle ferma les yeux et avant de s'endormir, comme tous les soirs depuis la mort de son père, elle évoqua son image; mais ce soir-là à l'image du père se joignit celle de la maman qu'elle venait de conduire au cimetière en ce jour terrible, et ce fut en les voyant l'un et l'autre penchés sur elle pour l'embrasser comme toujours ils le faisaient vivants que, dans un sanglot, brisée par la fatigue et plus encore par les émotions, elle trouva le sommeil.
Si lourde que fût cette fatigue, elle ne dormit pas cependant solidement; de temps en temps le roulement d'une voiture sur le pavé l'éveillait, ou le passage d'un train, ou quelque bruit mystérieux qui, dans le silence et le recueillement de la nuit, lui faisait battre le coeur, mais aussitôt elle se rendormait. À un certain moment, elle crut qu'une voiture venait de s'arrêter près d'elle sur la route, et cette fois elle écouta. Elle ne s'était pas trompée, elle entendit un murmure de voix étouffées mêlé à un bruit de chutes légères. Vivement elle s'agenouilla pour regarder par un des trous percés dans la cabane; une voiture était bien arrêtée au bout du champ, et il lui sembla, autant qu'elle pouvait juger à la pale clarté des étoiles, qu'une ombre, homme ou femme, en jetait des paniers que deux autres ombres prenaient et portaient dans la pièce à côté, celle à Monneau. Que signifiait cela à pareille heure?
Avant qu'elle eut trouvé une réponse à cette question, la voiture s'éloigna, et les deux ombres entrèrent dans le champ d'artichauts; aussitôt elle entendit des petits coups secs et rapides comme si l'on coupait là quelque chose.
Alors elle comprit: c'étaient des voleurs, «des galvaudeux», qui «nettoyaient la pièce à Monneau»; vivement ils coupaient les artichauts et les entassaient dans les paniers que la charrette avait apportés et que, sans doute, elle allait venir reprendre la récolte achevée, afin de ne pas rester sur la route pendant cette opération et d'appeler l'attention des passants s'il en survenait.
Mais au lieu de se dire, comme les paysans, «que c'était drôle», Perrine fut épouvantée, car instantanément elle comprit les dangers auxquels elle pouvait se trouver exposée.
Que feraient-ils d'elle s'ils la découvraient? Souvent elle avait entendu raconter des histoires de voleurs et savait que c'est quand on les surprend ou les dérange qu'ils tuent ceux qui porteraient un témoignage contre eux.
Il est vrai qu'elle avait bien des chances pour n'être pas découverte par eux, puisque c'était parce qu'ils savaient certainement cette cabane abandonnée qu'ils volaient cette nuit-là les artichauts du champ Monneau; mais si on les surprenait, si on les arrêtait, ne pouvait-elle pas être prise avec eux; comment se défendrait-elle et prouverait-elle qu'elle n'était pas leur complice?
À cette pensée, elle se sentit inondée de sueur, et ses yeux se troublèrent au point qu'elle ne distingua plus rien autour d'elle, bien qu'elle entendit toujours les coups secs des serpettes qui coupaient les artichauts; et le seul soulagement à son angoisse fut de se dire qu'ils travaillaient avec une telle ardeur qu'ils auraient bientôt dépouillé tout le champ.
Mais ils furent dérangés; au loin on entendit le roulement d'une charrette sur le pavé, et quand elle approcha ils se blottirent entre les tiges des artichauts, si bien rasés qu'elle ne les voyait plus.
La charrette passée, ils reprirent leur besogne avec une activité que le repos avait renouvelée.
Cependant, si furieux que fut leur travail, elle se disait qu'il ne finirait jamais; d'un instant à l'autre on allait venir les arrêter, et sûrement elle avec eux.
Si elle pouvait se sauver! Elle chercha le moyen de sortir de la cabane, ce qui, à vrai dire, n'était pas difficile; mais où irait- elle sans être exposée à faire du bruit et à révéler ainsi sa présence qui, si elle ne bougeait pas, devait rester ignorée?
Alors elle se recoucha et feignit de dormir, car puisqu'il lui était impossible de sortir sans s'exposer à être arrêtée au premier pas, le mieux encore était qu'elle parût n'avoir rien vu, si les voleurs entraient dans la cabane.
Pendant un certain temps encore ils continuèrent leur récolte, puis, après un coup de sifflet qu'ils lancèrent, un bruit de roues se fît entendre sur la route et bientôt leur voiture s'arrêta au bout du champ; en quelques minutes elle fut chargée et au grand trot elle s'éloigna du côté de Paris.
Si elle avait su l'heure, elle aurait pu se rendormir jusqu'à l'aube, mais, n'ayant pas conscience du temps qu'elle avait passé là, elle jugea qu'il était prudent à elle de se remettre en route: aux champs on est matineux; si au jour levant un paysan la voyait sortir de cette pièce dépouillée, ou même s'il l'apercevait aux environs, il la soupçonnerait d'être de la compagnie des voleurs et l'arrêterait.
Elle se glissa donc hors de la cabane, et rampant comme les voleurs pour sortir du champ, l'oreille aux écoutes, l'oeil aux aguets, elle arriva sans accident sur la grande route où elle reprit sa marche à pas pressés; les étoiles qui criblaient le ciel sans nuages avaient pâli, et du côté de l'orient une faible lueur éclairait les profondeurs de la nuit, annonçant l'approche du jour.
VIII
Elle n'eut pas à marcher longtemps sans apercevoir devant elle une masse noire confuse qui profilait d'un côté ses toits, ses cheminées et son clocher sur la blancheur du ciel, tandis que de l'autre tout restait noyé dans l'ombre.
En arrivant aux premières maisons, instinctivement elle étouffa le bruit de ses pas, mais c'était une précaution inutile; à l'exception des chats, qui flânaient sur la route, tout dormait et son passage n'éveilla que quelques chiens qui aboyaient derrière les portes closes; il semblait que ce fût un village de morts.
Quand elle l'eut traversé, elle se calma et ralentit sa course, car maintenant qu'elle se trouvait assez éloignée du champ volé pour qu'on ne pût pas l'accuser d'avoir fait partie des voleurs, elle sentait qu'elle ne pourrait pas continuer toujours à cette allure; déjà elle éprouvait une lassitude qu'elle ne connaissait pas, et malgré le refroidissement du matin, il lui montait à la tête des bouffées de chaleur qui la rendaient vacillante.
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