Les Ruines, ou méditation sur les révolutions des empires. Constantin-François Volney
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СКАЧАТЬ jouissances; et l'amour de soi devint le principe de la société.

      Instruits ensuite par l'épreuve répétée d'accidents divers, par les fatigues d'une vie vagabonde, par les soucis de disettes fréquentes, les hommes raisonnèrent en eux-mêmes, et se dirent: «Pourquoi consumer nos jours à chercher des fruits épars sur un sol avare? Pourquoi nous épuiser à poursuivre des proies qui nous échappent dans l'onde et les bois? Que ne rassemblons-nous sous notre main les animaux qui nous sustentent? Que n'appliquons-nous nos soins à les multiplier et à les défendre? Nous nous alimenterons de leurs produits, nous nous vêtirons de leurs dépouilles, et nous vivrons exempts des fatigues du jour et des soucis du lendemain.» Et les hommes, s'aidant l'un et l'autre, saisirent le chevreau léger, la brebis timide; ils captivèrent le chameau patient, le taureau farouche, le cheval impétueux; et, s'applaudissant de leur industrie, ils s'assirent dans la joie de leur ame, et commencèrent de goûter le repos et l'aisance; et l'amour de soi, principe de tout raisonnement, devint le moteur de tout art et de toute jouissance.

      Alors que les hommes purent couler des jours dans de longs loisirs et dans la communication de leurs pensées, ils portèrent sur la terre, sur les cieux, et sur leur propre existence, des regards de curiosité et de réflexion; ils remarquèrent le cours des saisons, l'action des éléments, les propriétés des fruits et des plantes, et ils appliquèrent leur esprit à multiplier leurs jouissances. Et dans quelques contrées, ayant observé que certaines semences contenaient sous un petit volume une substance saine, propre à se transporter et à se conserver, ils imitèrent le procédé de la nature; ils confièrent à la terre le riz, l'orge et le blé, qui fructifièrent au gré de leur espérance, et ayant trouvé le moyen d'obtenir, dans un petit espace, et sans déplacement, beaucoup de subsistances et de longues provisions, ils se firent des demeures sédentaires; ils construisirent des maisons, des hameaux, des villes, formèrent des peuples, des nations; et l'amour de soi produisit tous les développements du génie et de la puissance.

      Ainsi, par l'unique secours de ses facultés, l'homme a su lui-même s'élever à l'étonnante hauteur de sa fortune présente. Trop heureux si, observateur scrupuleux de la loi imprimée à son être, il en eût fidèlement rempli l'unique et véritable objet! Mais, par une imprudence fatale, ayant tantôt méconnu, tantôt transgressé sa limite, il s'est lancé dans un dédale d'erreurs et d'infortunes; et l'amour de soi, tantôt déréglé et tantôt aveugle, est devenu un principe fécond de calamités.

      CHAPITRE VIII.

      Source des maux des sociétés

      En effet, à peine les hommes purent-ils développer leurs facultés, que, saisis de l'attrait des objets qui flattant les sens, ils se livrèrent à des désirs effrénés. Il ne leur suffit plus de la mesure des sensations douces que la nature avait attachées à leurs vrais besoins pour les lier à leur existence: non contents des biens que leur offrait la terre, ou que produisait leur industrie, ils voulurent entasser les jouissances, et convoitèrent celles que possédaient leurs semblables; et un homme fort s'éleva contre un homme faible, pour lui ravir les fruits de ses peines; et le faible invoqua un autre faible, pour résister à la violence; et deux forts se dirent: «Pourquoi fatiguer nos bras à produire des jouissances qui se trouvent dans les mains des faibles? Unissons-nous, et dépouillons-les; ils fatigueront pour nous, et nous jouirons sans peine.» Et les forts s'étant associés pour l'oppression, les faibles pour la résistance, les hommes se tourmentèrent réciproquement; et il s'établit sur la terre une discorde générale et funeste, dans laquelle les passions, se produisant sous mille formes nouvelles, n'ont cessé de former un enchaînement successif de calamités.

      Ainsi, ce même amour de soi qui, modéré et prudent, était un principe de bonheur et de perfection, devenu aveugle et désordonné, se transforma en un poison corrupteur; et la cupidité, fille et compagne de l'ignorance, s'est rendue la cause de tous les maux qui ont désolé la terre.

      Oui, l'ignorance et la cupidité! voilà la double source de tous les tourments de la vie de l'homme! C'est par elles que, se faisant de fausses idées de bonheur, il a méconnu ou enfreint les lois de la nature, dans les rapports de lui-même aux objets extérieurs, et que, nuisant à son existence, il a violé la morale individuelle; c'est par elles que, fermant son cœur à la compassion et son esprit à l'équité, il a vexé, affligé son semblable, et violé la morale sociale. Par l'ignorance et la cupidité, l'homme s'est armé contre l'homme, la famille contre la famille, la tribu contre la tribu, et la terre est devenue un théâtre sanglant de discorde et de brigandage: par l'ignorance et la cupidité, une guerre secrète, fermentant au sein de chaque État, a divisé le citoyen du citoyen; et une même société s'est partagée en oppresseurs et en opprimés, en maîtres et en esclaves: par elles, tantôt insolents et audacieux, les chefs d'une nation ont tiré ses fers de son propre sein, et l'avidité mercenaire a fondé le despotisme politique; tantôt hypocrites et rusés, ils ont fait descendre du ciel des pouvoirs menteurs, un joug sacrilège; et la cupidité crédule a fondé le despotisme religieux: par elles enfin se sont dénaturées les idées du bien et du mal, du juste et de l'injuste, du vice et de la vertu; et les nations se sont égarées dans un labyrinthe d'erreurs et de calamités.... La cupidité de l'homme et son ignorance!… voilà les génies malfaisants qui ont perdu la terre! voilà les décrets du sort qui ont renversé les empires! voilà les anathèmes célestes qui ont frappé ces murs jadis glorieux, et converti la splendeur d'une ville populeuse en une solitude de deuil et de ruines!… Mais puisque ce fut du sein de l'homme que sortirent tous les maux qui l'ont déchiré, ce fut aussi là qu'il en dut trouver les remèdes, et c'est là qu'il faut les chercher.

      CHAPITRE IX.

      Origine des gouvernements et des lois

      En effet, il arriva bientôt que les hommes, fatigués des maux qu'ils se causaient réciproquement, soupirèrent après la paix; et, réfléchissant sur les causes de leurs infortunes, ils se dirent: «Nous nous nuisons mutuellement par nos passions, et pour vouloir chacun tout envahir, il résulte que nul ne possède; ce que l'un ravit aujourd'hui, on le lui enlève demain, et notre cupidité retombe sur nous-mêmes. Établissons-nous des arbitres, qui jugent nos prétentions et pacifient nos discordes. Quand le fort s'élèvera contre le faible, l'arbitre le réprimera, et il disposera de nos bras pour contenir la violence; et la vie et les propriétés de chacun de nous seront sous la garantie et la protection communes, et nous jouirons tous des biens de la nature.»

      Et, au sein des sociétés, il se forma des conventions, tantôt expresses et tantôt tacites, qui devinrent la règle des actions des particuliers, la mesure de leurs droits, la loi de leurs rapports réciproques; et quelques hommes furent préposés pour les faire observer, et le peuple leur confia la balance pour peser les droits, et l'épée pour punir les transgressions.

      Alors s'établit entre les individus un heureux équilibre de forces et d'action, qui fit la sûreté commune. Le nom de l'équité et de la justice fut reconnu et révéré sur la terre; chaque homme pouvant jouir en paix des fruits de son travail, se livra tout entier aux mouvements de son ame; et l'activité, suscitée et entretenue par la réalité ou par l'espoir des jouissances, fit éclore toutes les richesses de l'art et de la nature; les champs se couvrirent de moissons, les vallons de troupeaux, les coteaux de fruits, la mer de vaisseaux, et l'homme fut heureux et puissant sur la terre.

      Ainsi le désordre que son imprudence avait produit, sa propre sagesse le répara; et cette sagesse en lui fut encore l'effet des lois de la nature dans l'organisation de son être. Ce fut СКАЧАТЬ