– Eh! sans doute oui, je voulais rompre: depuis deux mois je travaille sourdement à cette rupture; mais j'avais mille raisons pour la ménager, et il m'est odieux d'être prévenu. Ce coffret renfermait ses lettres, je suis au désespoir d'en être dessaisi. Jamais je ne rends les lettres, c'est un système: on ne sait pas ce qui peut arriver.
– Mais comment alors Pierre a-t-il remis ce coffre?
– Eh! cette infernale Blondeau est venue, mon Dieu! le lui demander de ma part, disant que j'étais chez sa maîtresse. Pierre a cent fois vu Blondeau venir m'apporter des lettres ou faire des commissions de confiance, il ne s'est méfié de rien, il l'a crue.
– Elle savait donc que ses lettres étaient dans ce coffret?
– Sans doute, elle me l'avait donné pour les y enfermer; j'en avais la clef et le secret: il était dans un meuble de ma chambre à coucher, que je ne ferme pas… car j'ai toute confiance en Pierre.
– Mais, mon cher Gaston, j'y songe, il y a là dedans quelque chose d'inexplicable; au lieu d'emporter ce coffret je ne sais où, pourquoi ne l'a-t-elle pas tout bonnement gardé chez elle?
– Elle ne l'aurait pas osé.
– Elle ne l'aurait pas osé!.. Ce n'est pas, j'espère, la jalousie de son mari qui pouvait l'effrayer, – dit Alfred en souriant malgré lui.
– Je ne puis vous en dire davantage. – reprit Gaston d'un air très-embarrassé et en rougissant beaucoup; mais elle a des raisons pour croire ce coffret beaucoup plus en sûreté partout ailleurs que chez elle.
Alfred regarda Gaston avec étonnement. C'est différent, – dit-il; – alors je vous crois. Mais, au pis-aller, ce ne sont que des lettres rendues involontairement, et je ne vois pas…
– Non, ce n'est pas tout! Sachez donc que sur ses lettres il y avait des notes de moi et d'une autre femme sur cet amour… Eh! mon Dieu, oui! un défi, une exagération de rouerie, je ne sais quelle fanfaronnade de régence du plus mauvais goût où je me suis laissé malheureusement entraîner, et que je maudis maintenant. Car si elle le veut, et j'avoue que j'ai assez mal agi avec elle pour qu'elle le veuille, elle peut me faire un mal horrible. Je connais son esprit, sa volonté, vous savez son influence dans le monde… Ah! tenez… tenez, Alfred, avec mes prétentions de finesse, j'ai agi comme un écolier, comme un sot; je suis maintenant à sa merci!
– Allons, allons, mon cher Gaston. C'est bien assez d'attendre les remords sans aller au-devant d'eux, pas d'exagérations. Vous avez eu des torts… envers elle, dites-vous. Mais la question n'est pas là; il s'agit de savoir si ces torts peuvent vous nuire: eh bien! je ne le crois pas. On la dit généreuse et fière; autrefois, vous-même ne tarissiez pas sur les qualités de son cœur; vous la souteniez incapable d'une perfidie, d'une noirceur.
– Eh, vous savez comme moi que ce sont justement ces caractères-là qui quelquefois souffrent, s'irritent, se vengent le plus cruellement des perfidies… jamais je n'ai eu à me plaindre d'elle, et pourtant je lui ai donné bien des motifs de jalousie; mais c'est un de ces caractères entiers qui dévorent leurs larmes et qui vous accueillent toujours avec un front serein. Ça en est souvent blessant pour l'amour-propre! A part cela, encore une fois, je n'ai rien à lui reprocher. Si vous n'étiez pas venu me proposer ce mariage qui fera monter ma fortune à plus de cinquante mille écus de rente, sans les espérances, j'aurais pardieu conservé cette liaison, si ce n'est comme un bien vif plaisir, du moins comme une habitude agréable; et puis, il n'y avait rien de gênant dans nos relations, ça m'était commode… et après tout, on sait ce qu'on quitte et l'on ne sait pas ce qu'on prend.
– Tout cela, mon cher Gaston, est raisonné à merveille, c'est du triple bouquet d'égoïsme; toute votre conduite s'est jusqu'ici ressentie de cet adorable parfum de personnalité. Ne vous laissez donc pas égarer par de vaines terreurs. Vous vouliez rompre? eh bien, l'enlèvement de cette cassette est un flagrant motif de rupture. Quant aux notes, comme vous appelez ça, quant aux notes qu'elle y trouvera, une femme dans sa position, une femme qui se respecte autant qu'elle, ne risque pas une vengeance qui peut la perdre ou la faire passer pour avoir été sacrifiée à… ma foi, je ne vous demande pas à qui… peu m'importe… Encore une fois, mon cher Gaston, croyez-moi donc… tout ceci est pour le mieux. Eh! mon Dieu! – s'écria-t-il après un moment de silence et frappé d'une idée subite, – elle s'est peut-être tout bonnement fait conduire au bord de la rivière pour y jeter ce coffret.
– Mais vous êtes fou, Alfred! Elle aurait brûlé les lettres chez elle et tout eût été dit… Encore une fois, elle les garde, c'est pour en faire un méchant usage.
– Un méchant usage! – dit Alfred en haussant les épaules avec impatience. – Que prouvent ces lettres, après tout?.. que vous avez mal agi avec elle, que vous l'avez sacrifiée? Eh! qui diable prend jamais le parti d'une femme sacrifiée? Accablez une femme du monde des plus odieux procédés, traitez-la publiquement avec la plus atroce cruauté, ses amis intimes crieront partout que la malheureuse n'a que ce qu'elle méritait, et les hommes envieront votre brutale insolence sans oser vous imiter, comme les petits voleurs envient les assassins!
– Je vous dis que vous ne la connaissez pas, – reprit Gaston.
Voyant la pâleur et l'agitation de son ami, Alfred lui dit cette fois en français: – Allons, Gaston, remettez-vous; nous étions entrés dans cet abominable cabaret pour nous reposer un moment et pour boire un verre d'eau.
– Vous avez raison, – reprit Alfred en regardant autour de lui: – mais tout ici a l'air si malpropre, que nous ne pourrons peut-être pas seulement avoir un verre d'eau supportable.
Ces inconvenantes paroles augmentèrent la colère de madame Lebœuf et celle de ses habitués, furieux de n'avoir pas pu prendre part à la conversation des deux jeunes gens, depuis que ceux-ci avaient parlé anglais.
– Madame, un verre d'eau sucrée, je vous prie, dit Gaston à la veuve.
Celle-ci, sans répondre, agita majestueusement une sonnette cassée, en criant d'une voix glapissante:
– Boitard! Boitard! un verre d'eau sucrée!
– Quelle affreuse odeur de poêle! – dit Gaston en appuyant son front; – j'ai la tête en feu.
– Il se joint à cela, – reprit Alfred avec dégoût, – je ne sais quelle senteur de moisi et de vieux rentier qui fait que décidément ça empeste…
– Mais, madame, j'avais demandé un verre d'eau! – dit Gaston avec impatience.
– Mais, monsieur, il me semble que j'ai sonné Boitard assez fort, – répondit aigrement la veuve en agitant de nouveau sa sonnette.
– Au fait, c'est vrai, Gaston, madame a sonné Boitard, – dit Alfred avec beaucoup de sérieux; ayez un peu de patience. Mais comme je me défie de la présence de Boitard, par précaution je vais allumer un cigare.
Alfred tira un cigare d'un cigarero de paille de Lima, prit une allumette chimique СКАЧАТЬ