– Un dernier mot, et je vous quitte, – me dit madame de Richeville; – ce que je vais vous dire n'altérera en rien votre résolution; mais je ne dois pas vous cacher ce qui tenait aux projets de M. de Mortagne à votre égard. Avant son départ pour l'Italie, songeant à votre avenir, il m'avait, ainsi que je vous l'ai dit, parlé d'un mariage entre vous et le fils d'un de ses meilleurs amis, M. Abel de Rochegune, qui avait alors vingt ans et dont la fortune devait être considérable. Ce jeune homme paraissait à M. de Mortagne un parti digne de vous. Aujourd'hui M. de Rochegune, par la mort de son père, un des plus nobles caractères de ce temps, se trouve maître de grands biens. Il arrive d'un voyage, chacun s'accorde à vanter son esprit et ses qualités: sans être belle, sa physionomie a infiniment de charme… Il vous a vue à l'Opéra, il était dans une loge le soir où vous êtes venue à ce théâtre pour la première fois; il a été frappé de votre beauté, et sans l'affectation avec laquelle mademoiselle de Maran a proclamé d'avance votre mariage avec M. de Lancry, M. de Rochegune eût demandé la grâce de vous être présenté. Si M. de Mortagne eût été ici, il vous eût amené son protégé. Encore une fois, je vous dis cela, Mathilde, pour vous prouver que votre résolution de ne pas attendre pour vous marier l'arrivée de votre seul ami, pourra lui être d'autant plus pénible, qu'il avait des vues auxquelles votre bonheur lui semblait attaché.
– M. de Mortagne, dont je n'oublierai jamais les bontés, madame, serait ici, que je lui répondrais… que j'ai fait un choix honorable, qu'aucune considération ne m'empêchera de m'unir à M. de Lancry… – répondis-je avec cette inflexible opiniâtreté de volonté qui caractérise l'amour profond, aveugle, encore exalté par la contradiction.
– Adieu donc, Mathilde! – dit madame de Richeville d'un ton pénétré, – donnez-moi l'assurance que vous croyez au moins au désintéressement de ma démarche, cela me consolera du chagrin de n'avoir pu gagner votre confiance… Dites, dites que vous ne conserverez pas de moi un mauvais souvenir.
J'allais lui répondre, lorsque Blondeau entra brusquement.
Madame de Richeville baissa son voile.
– Mademoiselle, – me dit Blondeau, – mademoiselle de Maran vous prie de descendre chez elle.
Madame de Richeville me fit une modeste révérence et sortit.
Maintenant je sais, à n'en pas douter, que madame de Richeville n'était pas guidée par une odieuse arrière-pensée en me parlant ainsi. Elle ressentait véritablement pour moi une affectueuse compassion. Sa reconnaissance envers M. de Mortagne, l'intérêt qu'inspirait ma position, avaient été les seuls mobiles de sa démarche.
Maintenant je sais que cette femme réunit en elle les plus étranges contrastes. Elle passe la moitié de sa vie à pleurer amèrement les fautes qu'elle a commises, et cela du fond de l'âme, et cela sans hypocrisie. Sa position, son caractère altier, lui rendent toute dissimulation aussi inutile qu'impossible.
Non, c'est une de ces créatures à part, puissantes pour le mal comme pour le bien: elle est sortie des mains de Dieu pure, noble et grande; l'éducation, le monde, la vie qu'on lui a faite, bien plus encore que ses mauvais penchants, l'ont rendue coupable. Mais il y a en elle de si vaillantes qualités, son esprit est si juste, son jugement si supérieur, son cœur est resté si bon, son âme si généreuse, que, s'élevant parfois dans un milieu de ressouvenirs désolés et de repentir fervent, elle jette vers le ciel un regard suppliant et désespéré, et vers la terre un sourire d'amertume et de dédain.
Plus tard, je raconterai quelques traits admirables de cette femme, qui eut des torts sans doute, mais qui fut toujours si indignement calomniée; je vous dirai son épouvantable mariage, qui seul peut-être l'a jetée dans l'abîme, dont elle sort parfois épurée par une expiation douloureuse.
Qu'on juge maintenant des remords qui m'accablent au souvenir de la dureté méprisante avec laquelle j'accueillis sa démarche, dictée par le plus touchant intérêt: je n'ose dire encore par la plus funeste prévision…
A peine madame de Richeville fut-elle sortie, que j'allai chez ma tante. La première personne que j'aperçus auprès d'elle fut Gontran.
CHAPITRE XIV.
LA JUSTIFICATION
En voyant M. de Lancry, je ne pus m'empêcher de rougir encore d'indignation en songeant aux calomnies dont je le croyais la victime.
– Je vous fais descendre, Mathilde, – me dit ma tante, parce que voilà Gontran qui m'obsède de questions à propos de la corbeille. Il me demande quel est votre goût, quelles sont les parures que vous désirez. Il vaut beaucoup mieux que vous lui disiez cela que moi… Arrangez-vous ensemble… faites ce beau travail. Voilà de quoi écrire.
Et elle me montra son bureau, car nous étions dans sa bibliothèque.
Servien entra au même instant, et dit à sa maîtresse: – Mademoiselle, M. Bisson est dans le salon.
– Et vous le laissez seul! il va tout briser! – s'écria mademoiselle de Maran en sortant précipitamment pour s'opposer aux nouveaux méfaits du savant, qui, après quelque temps d'exil, était rentré en grâce auprès d'elle.
Je me trouvai seule avec Gontran. Hésitant à lui raconter la visite de madame de Richeville, je gardais le silence.
Gontran me dit: – Je suis très-content du départ de mademoiselle de Maran, car j'ai à vous parler bien sérieusement.
– De la corbeille? – lui dis-je en souriant.
– Non, – reprit-il d'un air grave, presque triste, qui me serra le cœur. – Hier, je vous ai parlé de l'avenir, de mes projets, de mes sentiments… Vous m'avez cru, vous avez bien voulu me confier le soin de votre bonheur, vous m'avez généreusement donné votre parole. Hier, tout au ravissement que me causait ce succès inespéré, je n'avais pas songé à vous parler du passé… et toujours le passé… est une bonne ou mauvaise garantie pour l'avenir. Tout à l'heure un scrupule m'est venu. Vous êtes orpheline; votre tante est amie intime de mon oncle M. de Versac; elle est remplie des préventions les plus favorables à mon égard. Si j'avais quelques défauts, quelques vices, ce n'est pas elle, ce n'est pas M. de Versac qui vous en avertiraient, n'est-ce pas? Vous vous êtes montrée envers moi si loyale, si confiante… que la noblesse de votre conduite m'impose des devoirs… Vous êtes seule… vous êtes entourée de personnes qui m'aiment, qui m'ont sans doute présenté à vos yeux sous le jour le plus avantageux possible. C'est donc à moi de vous éclairer avec franchise sur mes défauts, sur ce qu'il peut y avoir eu de blâmable, de coupable même dans ma vie passée. Je le ferai sans exagérer le mal, mais avec une sévère sincérité… Après cela vous jugerez si je suis toujours digne de vous… Au moins, si le malheur veut que ces révélations me soient défavorables… si je perds le plus cher espoir de ma vie… j'aurai la consolation d'avoir agi en honnête homme.
A mesure que M. de Lancry parlait, je me sentais émue de surprise et d'attendrissement. Gontran, par un hasard presque prodigieux, venait au-devant des pensées que l'entretien de madame de Richeville avait soulevées en moi.
L'instinct de son cœur le poussait à se justifier, comme s'il avait pu prévoir qu'on l'avait attaqué.
Sa franchise me charmait; j'attendais ses aveux avec plus de curiosité que d'inquiétude.
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