Lorsqu'il venait chez mademoiselle de Maran, on m'envoyait chercher, on me faisait quitter le sarrau plus que modeste dont ma tante voulait toujours que je fusse vêtue. On m'habillait avec un peu plus de soin que de coutume, et on m'amenait devant mon tuteur.
C'était un grand vieillard blême, à figure de fouine, à perruque blonde très-frisée; il portait un abat-jour de soie verte et une douillette de soie puce tout usée: il était conseiller à la cour de cassation, et d'une sordide avarice.
Quand j'arrivais auprès de lui, il me regardait d'un air sévère et me demandait si j'étais bien sage.
Ma tante se chargeait ordinairement de répondre que j'étais volontaire, stupide et paresseuse.
Mon tuteur me donnait alors une chiquenaude très-sèche sur la joue, en me disant:
– Mademoiselle Mathilde, mais c'est très-mal!.. très-mal!.. Si cela continue, on vous enverra avec les petites filles des pauvres.
Je fondais en larmes, et Blondeau m'emportait.
J'étais restée trois ou quatre mois sans être présentée à mon tuteur, lorsqu'un jour je vis entrer dans ma chambre un homme jeune encore que je ne connaissais pas.
Dès qu'il parut, Blondeau s'écria en joignant les mains avec une expression de surprise et de bonheur:
– Mon Dieu!.. c'est vous, c'est vous! monsieur de Mortagne!!..
Celui-ci, sans répondre à ma gouvernante, me prit dans ses bras, me regarda en silence, avec une sorte d'avide curiosité; puis, après m'avoir tendrement embrassée, il me remit à terre, et dit en essuyant une larme: Comme elle lui ressemble!.. comme elle lui ressemble!!
Et il tomba dans une sorte de rêverie.
La figure de cet étranger me semblait si bienveillante, malgré la sévérité de ses traits; il m'avait paru si ému en me contemplant; sa présence paraissait faire tant de plaisir à Blondeau, que je me rapprochai de lui sans crainte.
C'était un cousin germain de ma mère. Depuis plusieurs années il voyageait, et arrivait seulement en France.
M. le comte de Mortagne passait pour un homme, très-étrange. Il avait servi, et vaillamment servi sous l'empire. Depuis, l'on ne pouvait s'expliquer sa vie continuellement nomade. Il avait parcouru les deux mondes. On le disait doué d'une instruction prodigieuse, d'un caractère de fer, d'un courage à toute épreuve; mais sa franchise, presque brutale, lui avait concilié peu d'amis.
Il avait aimé ma mère comme le plus tendre des frères.
Plusieurs fois il avait tâché de faire comprendre à mon père tout le prix du trésor qu'il négligeait pour suivre les conseils ambitieux de mademoiselle de Maran; aussi ma tante avait-elle pris M. de Mortagne dans une aversion profonde; mais, comme membre de mon conseil de famille, et chargé comme tel de veiller à mes intérêts, il, se trouvait quelquefois forcément rapproché de mademoiselle de Maran.
Depuis quatre ans il voyageait dans l'Inde. Sa première visite, en arrivant à Paris, avait été pour moi. Il ne pouvait se lasser de me regarder, de m'admirer, de me louer! Il accablait Blondeau de questions.
Étais-je heureuse?
Recevais-je l'éducation que je devais recevoir?
Quels étaient mes maîtres?
A sept ans, je devais savoir bien des choses, j'avais l'air si intelligente! je devais avoir bien profité de l'instruction qu'on m'avait donnée!
Ma pauvre gouvernante osait à peine répondre. Enfin elle avoua en pleurant la vérité… Le peu que je savais, c'était elle qui me l'avait appris. Mademoiselle de Maran devenait de plus en plus dure et injuste envers moi. Je n'avais aucun des plaisirs de mon âge; et ce qui surtout exaspérait Blondeau, je n'étais jamais vêtue comme devait l'être la fille de madame la marquise de Maran.
A chaque parole de ma gouvernante, l'indignation de M. de Mortagne augmentait.
C'était un homme de haute taille, toujours vêtu avec négligence. Quoiqu'il eût quarante ans à peine, son front était chauve; par une mode qui semblait à cette époque des plus bizarres, il portait sa barbe longue comme quelques personnes la portent aujourd'hui.
La brusquerie de ses manières, la hardiesse militaire de ses paroles, sa physionomie singulière et presque sauvage, l'avaient fait surnommer dans le monde le paysan du Danube.
Il appartenait à l'opinion libérale la plus avancée de cette époque, et il ne cachait en rien sa manière de voir, quoique des personnes bienveillantes pour lui l'eussent engagé à plus de modération.
Quand il le voulait, il dissimulait la plus mordante ironie sous une apparence de bonhomie naïve; mais ordinairement son langage était âpre, rude et presque brutal.
Lorsque ma gouvernante eut exposé à M. de Mortagne la manière dont j'étais élevée par ma tante, la figure de mon cousin, hâlée par le soleil de l'Inde, devint pourpre de colère; il marcha quelques moments avec agitation; puis, me prenant brusquement dans ses bras, il se dirigea vers l'appartement de mademoiselle de Maran en s'écriant:
– Ah! c'est ainsi qu'elle traite l'enfant de ma pauvre cousine… Je vais lui dire deux mots, moi! et de ma grosse voix, encore!
– Mais, monsieur le comte, prenez garde… dit ma gouvernante en le suivant d'un air effrayé.
– Soyez tranquille, madame Blondeau, je ne m'intimide pas pour si peu! J'ai écrasé du pied des bêtes encore plus malfaisantes que mademoiselle de Maran. – Et il m'embrassa deux fois en me disant: – Pauvre petite, ton sort va changer.
Jamais je n'oublierai la joie que je ressentis en devinant que mon protecteur allait me venger des méchancetés de ma tante.
Dans mon ravissement, dans ma reconnaissance, j'entourai de mes bras le cou de M. de Mortagne, et, croyant lui rendre un important service, je lui dis tout bas:
– Il n'y a pas que ma tante qui soit méchante, monsieur, il y a aussi son chien Félix; il faudra bien prendre garde à vous, car il mord jusqu'au sang.
– S'il me mord, ma petite Mathilde, je le jetterai par la fenêtre, – dit M. de Mortagne en m'embrassant encore.
M. de Mortagne me parut un héros; je ressentis pour la première fois l'ardeur de la vengeance.
Servien était, selon son habitude, dans le salon d'attente qui précédait la chambre à coucher de sa maîtresse.
M. de Mortagne, suivi de Blondeau, allait ouvrir la porte; le maître d'hôtel se leva et dit:
– Je ne sais pas, monsieur, si mademoiselle est visible.
M. de Mortagne, sans lui répondre, le repoussa du coude, et entra chez ma tante.
Assise dans son lit, en manteau et en chapeau de soie carmélite, selon son habitude, elle lisait ses journaux.
L'entrée de M. de Mortagne fut si brusque, si bruyante, que Félix, alarmé, sortit vivement de sa niche, et se jeta résolument aux jambes de mon protecteur.
– Prenez garde, prenez garde, voilà le méchant chien, – lui dis-je tout bas.
– Voilà СКАЧАТЬ