Mademoiselle de Maran, au contraire, semblait là dans son centre. En rencontrant plus tard dans le monde d'autres femmes politiques, je me suis convaincue qu'elles se ressemblent toutes. C'est une race bâtarde qui a les passions ambitieuses, égoïstes des hommes, et qui ne possède aucune des qualités, des grâces de la femme; stérilité d'esprit, sécheresse et impuissance de cœur, dureté de caractère, prétentions au savoir ridiculement exagérées, voilà ce qui les distingue. En un mot, les femmes politiques tiennent du maître d'école et de la marâtre, et quoique mariées, elles ressemblent toujours à de vieilles filles…
Peu à peu, ma mère prétexta de sa santé pour se retirer du monde, où se plaisait tant sa belle-sœur. Elle concentra sur moi toute sa tendresse; elle m'aima comme le seul refuge de ses chagrins, comme son unique consolation, comme son unique espérance.
Son cœur était si généreux, si bon, que jamais elle ne se permit une plainte, un reproche envers mademoiselle de Maran.
Mon père fut élevé à la pairie.
Un dernier, un mortel chagrin était réservé à ma mère; elle s'aperçut que la tendresse de mon père pour moi s'affaiblissait de plus en plus; il m'accordait quelques caresses rares et distraites, en disant avec regret, dans son orgueil de patricien héréditaire: «Quel dommage que ce ne soit pas un garçon!»
Bientôt, à la froideur que mon père me témoignait succéda une complète indifférence.
Ma mère ne put supporter ce nouveau coup; elle languit quelques mois encore, et mourut.
J'ai bien souvent et bien amèrement pleuré, en entendant ma gouvernante me raconter les derniers moments de la meilleure des mères, les terreurs que lui inspirait mon avenir, ses craintes, hélas! trop justifiées, de me voir tomber entre les mains de mademoiselle de Maran.
Ma mère connaissait la faiblesse de mon père. Elle fit jurer à ma gouvernante de ne jamais me quitter. Elle fit aussi promettre à mon père de la conserver près de moi. – «Hélas! je ne le prévois que trop, ma pauvre Mathilde n'aura que vous au monde, – dit ma mère à Blondeau. – Ne l'abandonnez pas.»
Ses dernières paroles à mon père furent sévères, touchantes, solennelles. «Je meurs bien jeune, j'ai beaucoup souffert, je ne me suis jamais plainte, je pardonne tout; mais vous répondrez à Dieu du sort de mon enfant…»
Un an environ après la mort de ma mère, mon père, ayant accompagné monsieur le dauphin à la chasse, fit une chute de cheval. Les suites de cet accident furent mortelles. Je le perdis.
A l'âge de quatre ans je restai orpheline, confiée aux soins de ma tante, ma plus proche parente.
Il faut être juste envers mademoiselle de Maran, elle aimait son frère autant qu'elle pouvait aimer. Sa conduite envers ma mère lui avait été dictée par une jalousie d'affection poussée jusqu'à la haine.
Mademoiselle de Maran regretta profondément mon père, ses larmes furent amères, son désespoir concentré, mais violent. Son caractère devint encore plus atrabilaire, son esprit plus incisif, sa méchanceté plus impitoyable.
Je ressemblais trait pour trait à ma mère. Oubliant que j'étais l'enfant de son frère bien-aimé, ma tante ne voyait en moi que la fille d'une femme qu'elle avait abhorrée; je devais aussi hériter de son aversion pour ma mère.
Pendant mon enfance, mademoiselle de Maran fut presque continuellement pour moi un sujet d'effroi; son visage long, maigre, bistre, ses traits fortement caractérisés, paraissaient encore plus durs à cause d'un tour de faux cheveux noirs qui cachaient à demi son front aplati comme celui d'une couleuvre. Elle avait des sourcils gris très-épais, les yeux bruns, petits et perçants.
Elle portait en toute saison une robe de soie carmélite et un chapeau de même couleur et de même étoffe, dont elle se coiffait toujours, même le matin dans son lit, où elle avait coutume de déjeuner, d'écrire ou de lire, enveloppée d'un manteau de lit, aussi de soie carmélite, ainsi qu'on en portait avant la révolution.
Lorsque chaque jour il s'agissait d'entrer chez ma tante, j'étais saisie d'un tremblement involontaire; les pleurs me suffoquaient.
Pour me décider à me rendre auprès de mademoiselle de Maran, il fallait toute la tendresse de ma pauvre Blondeau. Elle m'avait avertie que si je continuais à montrer cette frayeur, elle serait forcée de me quitter. A cette menace, je surmontais mes craintes, j'étouffais mes pleurs, je serrais la main de Blondeau dans mes petites mains, et nous partions pour ces redoutables entrevues.
Il fallait traverser un premier salon où se tenait habituellement le maître d'hôtel de ma tante, appelé Servien.
Cet homme partageait avec le chien-loup de mademoiselle de Maran, appelé Félix, mon insurmontable aversion. Servien avait presque la moitié du visage envahie par une abominable tache de vin, une bouche énorme, de grandes mains velues. Il me faisait l'effet d'un ogre véritable.
Enfin, la porte de la chambre à coucher de mademoiselle de Maran s'ouvrait, je me cramponnais à la robe de Blondeau, et je m'approchais en tremblant du lit de ma tante.
Ma terreur n'était pas sans cause, car Félix, petit chien-loup blanc, à oreilles pointues, sortait aussitôt de dessous la courte-pointe, et me montrait en grondant deux rangées de dents aiguës.
Plusieurs fois il m'avait mordue jusqu'au sang. Pour toute réprimande, ma tante lui avait dit d'une voix doucement grondeuse, et en me jetant un coup d'œil irrité: – Eh bien! eh bien! petit fou; voulez-vous bien laisser cette enfant! Vous voyez bien qu'elle ne veut pas jouer avec vous.
Mademoiselle de Maran était fort instruite, et se tenait très au courant des affaires politiques. Je la trouvais, selon son habitude, dans son lit, en manteau et en chapeau de soie carmélite, lisant ses journaux ou quelque grand in-folio soutenu par un pupitre. Elle m'accueillait toujours avec une réprimande ou un sarcasme.
Ces scènes se sont tellement renouvelées, elles m'ont laissé une impression si profonde, qu'elles me sont encore présentes dans leurs moindres détails. J'y insiste, parce que la crainte incessante dont j'étais dominée pendant mon enfonce a eu sur le reste de ma vie une puissante influence.
Je vois encore la chambre de mademoiselle de Maran.
Au fond de son alcôve, drapée de damas rouge sombre, était un grand christ d'ivoire, surmonté d'une tête de mort aussi en ivoire, le tout se détachant sur un encadrement de velours noir.
Cette pieta n'était qu'une apparence, qu'une sorte de manifestation toute de convenance, je crois, car je ne me souviens pas d'avoir vu ma tante aller à la messe.
Presque tous les carreaux des fenêtres étaient couverts de fragments de vitraux coloriés. Il y avait surtout une Décollation de saint Jean-Baptiste qui m'a bien longtemps poursuivie dans mes rêves enfantins.
Sur le marbre du secrétaire de laque rouge, on voyait dans deux cages de verre le père et l'arrière-grand-père de Félix supérieurement empaillés.
L'air méchant et prêts à mordre, ces espèces de fantômes immobiles, avec leurs yeux d'émail brillant, me causaient peut-être encore plus d'effroi que leur rejeton.
Il y avait pour moi quelque chose de surnaturel dans la vue de ces animaux sous verre, qui ne bougeaient pas, qui СКАЧАТЬ