Название: Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel
Автор: Marcel Proust
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066373511
isbn:
Le soleil comme un poète inspiré et fécond qui ne dédaigne pas de répandre de la beauté sur les lieux les plus humbles et qui jusque-là ne semblaient pas devoir faire partie du domaine de l’art, échauffait encore la bienfaisante énergie du fumier, de la cour inégalement pavée, et du poirier cassé comme une vieille servante. Mais quelle est cette personne royalement vêtue qui s’avance, parmi les choses rustiques et fermières, sur la pointe des pattes comme pour ne point se salir? C’est l’oiseau de Junon brillant non de mortes pierreries, mais des yeux mêmes d’Argus, le paon dont le luxe fabuleux étonne ici. Telle au jour d’une fête, quelques instants avant l’arrivée des premiers invités, dans sa robe à queue changeante, un gorgerin d’azur déjà attaché à son cou royal, ses aigrettes sur la tête, la maîtresse de maison, étincelante, traverse sa cour aux yeux émerveillés des badauds rassemblés devant la grille, pour aller donner un dernier ordre ou attendre le prince du sang qu’elle doit recevoir au seuil même. Mais non, c’est ici que le paon passe sa vie, véritable oiseau de paradis dans une basse-cour, entre les dindes et les poules, comme Andromaque captive filant la laine au milieu des esclaves, mais n’ayant point comme elle quitté la magnificence des insignes royaux et des joyaux héréditaires, Apollon qu’on reconnaît toujours, même quand il garde, rayonnant, les troupeaux d’Admète.
IV – Famille écoutant la musique
«Car la musique est douce, Fait l’âme harmonieuse et comme un divin choeur Éveille mille voix qui chantent dans le coeur.»
Pour une famille vraiment vivante où chacun pense, aime et agit, avoir un jardin est une douce chose. Les soirs de printemps, d’été et d’automne, tous, la tâche du jour finie, y sont réunis; et si petit que soit le jardin, si rapprochées que soient les haies, elles ne sont pas si hautes qu’elles ne laissent voir un grand morceau de ciel où chacun lève les yeux, sans parler, en rêvant. L’enfant rêve à ses projets d’avenir, à la maison qu’il habitera avec son camarade préféré pour ne le quitter jamais, à l’inconnu de la terre et de la vie; le jeune homme rêve au charme mystérieux de celle qu’il aime, la jeune mère à l’avenir de son enfant, la femme autrefois troublée découvre, au fond de ces heures claires, sous les dehors froids de son mari, un regret douloureux qui lui fait pitié. Le père en suivant des yeux la fumée qui monte au-dessus d’un toit s’attarde aux scènes paisibles de son passé qu’enchante dans le lointain la lumière du soir; il songe à sa mort prochaine, à la vie de ses enfants après sa mort; et ainsi l’âme de la famille entière monte religieusement vers le couchant, pendant que le grand tilleul, le marronnier ou le sapin répand sur elle la bénédiction de son odeur exquise ou de son ombre vénérable.
Mais pour une famille vraiment vivante, où chacun pense, aime et agit, pour une famille qui a une âme, qu’il est plus doux encore que cette âme puisse, le soir, s’incarner dans une voix, dans la voix claire et intarissable d’une jeune fille ou d’un jeune homme qui a reçu le don de la musique et du chant. L’étranger passant devant la porte du jardin où la famille se tait, craindrait en approchant de rompre en tous comme un rêve religieux; mais si l’étranger, sans entendre le chant, apercevait l’assemblée des parents et des amis qui l’écoutent, combien plus encore elle lui semblerait assister à une invisible messe, c’est-à-dire, malgré la diversité des attitudes, combien la ressemblance des expressions manifesterait l’unité véritable des âmes, momentanément réalisée par la sympathie pour un même drame idéal, par la communion à un même rêve. Par moments, comme le vent courbe les herbes et agite longuement les branches, un souffle incline les têtes ou les redresse brusquement. Tous alors, comme si un messager qu’on ne peut voir faisait un récit palpitant, semblent attendre avec anxiété, écouter avec transport ou avec terreur une même nouvelle qui pourtant éveille en chacun des échos divers. L’angoisse de la musique est à son comble, ses élans sont brisés par des chutes profondes, suivis d’élans plus désespérés. Son infini lumineux, ses mystérieuses ténèbres, pour le vieillard ce sont les vastes spectacles de la vie et de la mort, pour l’enfant les promesses pressantes de la mer et de la terre, pour l’amoureux, c’est l’infini mystérieux, ce sont les lumineuses ténèbres de l’amour.
Le penseur voit sa vie morale se dérouler tout entière; les chutes de la mélodie défaillante sont ses défaillances et ses chutes, et tout son coeur se relève et s’élance quand la mélodie reprend son vol. Le murmure puissant des harmonies fait tressaillir les profondeurs obscures et riches de son souvenir. L’homme d’action halète dans la mêlée des accords, au galop des vivaces; il triomphe majestueusement dans les adagios. La femme infidèle elle-même sent sa faute pardonnée, infinisée, sa faute qui avait aussi sa céleste origine dans l’insatisfaction d’un coeur que les joies habituelles n’avaient pas apaisé, qui s’était égaré, mais en cherchant le mystère, et dont maintenant cette musique, pleine comme la voix des cloches, comble les plus vastes aspirations. Le musicien qui prétend pourtant ne goûter dans la musique qu’un plaisir technique y éprouve aussi ces émotions significatives, mais enveloppées dans son sentiment de la beauté musicale qui les dérobe à ses propres yeux. Et moi-même enfin, écoutant dans la musique la plus vaste et la plus universelle beauté de là vie et de la mort, de la mer et du ciel, j’y ressens aussi ce que ton charme a de plus particulier et d’unique, ô chère bien-aimée.
V
Les paradoxes d’aujourd’hui sont les préjugés de demain, puisque les plus épais et les plus déplaisants préjugés d’aujourd’hui eurent un instant de nouveauté où la mode leur prêta sa grâce fragile. Beaucoup de femmes d’aujourd’hui veulent se délivrer de tous les préjugés et entendent par préjugés les principes. C’est là leur préjugé qui est lourd, bien qu’elles s’en parent comme d’une fleur délicate et un peu étrange.
Elles croient que rien n’a d’arrière-plan et mettent toutes choses sur le même plan. Elles goûtent un livre ou la vie elle-même comme une belle journée ou comme une orange. Elles disent l’«art» d’une couturière et la «philosophie» de la «vie parisienne». Elles rougiraient de rien classer, de rien juger, de dire: ceci est bien, ceci est mal. Autrefois, quand une femme agissait bien, c’était comme par une revanche de sa morale, c’est-à-dire de sa pensée, sur sa nature instinctive. Aujourd’hui quand une femme agit bien, c’est par une revanche de sa nature instinctive sur sa morale, c’est-à-dire sur son immoralité théorique (voyez le théâtre de MM. Halévy et Meilhac). En un relâchement extrême de tous les liens moraux et sociaux, les femmes flottent de cette immoralité théorique à cette bonté instinctive. Elles ne cherchent que la volupté et la trouvent seulement quand elles ne la cherchent pas, quand elles pâtissent volontairement. Ce scepticisme et ce dilettantisme choqueraient dans les livres comme une parure démodée. Mais les femmes, loin d’être les oracles des modes de l’esprit, en sont plutôt les perroquets attardés. Aujourd’hui encore, le dilettantisme leur plaît et leur sied. S’il fausse leur jugement et énerve leur conduite, on ne peut nier qu’il leur prête une grâce déjà flétrie mais encore aimable.
Elles nous font sentir, jusqu’aux délices, ce que l’existence peut avoir, dans des civilisations très raffinées, de facile et de doux. Leur perpétuel embarquement pour une Cythère spirituelle où la fête serait moins pour leurs sens émoussés que pour l’imagination, le coeur, l’esprit, les yeux, les narines, les oreilles, met quelques voluptés dans leurs attitudes. Les plus justes portraitistes de ce temps ne les montreront, je suppose, avec rien de bien tendu ni de bien raide. Leur vie répand le parfum doux des chevelures dénouées.
VI
L’ambition enivre plus que la gloire; le désir fleurit, la possession flétrit toutes choses; il vaut mieux rêver sa vie que la vivre, encore que la vivre ce soit encore la rêver, mais moins mystérieusement et moins clairement à la СКАЧАТЬ