Название: Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel
Автор: Marcel Proust
Издательство: Bookwire
Жанр: Языкознание
isbn: 4064066373511
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Son voisin l’humaniste lui parlait avec une élégance fatigante et avec une terrible facilité à formuler; il faisait des citations d’Horace pour excuser aux yeux des autres et poétiser aux siens sa gourmandise et son ivrognerie. D’invisibles roses antiques et pourtant fraîches ceignaient son front étroit. Mais d’une politesse égale et qui lui était facile, parce qu’elle y voyait l’exercice de sa puissance et le respect, rare aujourd’hui, des vieilles traditions, Mme Lenoir parlait toutes les cinq minutes à l’associé de M. Freiner. Celui-ci d’ailleurs n’avait pas à se plaindre.
De l’autre bout de la table, Maie Freiner lui adressait les plus charmantes flatteries. Elle voulait que ce dîner comptât pour plusieurs années, et, décidée à ne pas évoquer d’ici longtemps le trouble-fête, elle l’enterrait sous les fleurs. Quant à M. Freiner, travaillant le jour à sa banque, et, le soir, traîné par sa femme dans le monde ou retenu chez lui quand on recevait, toujours prêt à tout dévorer, toujours muselé, il avait fini par garder dans les circonstances les plus indifférentes une expression mêlée d’irritation sourde, de résignation boudeuse, d’exaspération contenue et d’abrutissement. profond. Pourtant, ce soir, elle faisait place sur la figure du financier à une satisfaction cordiale toutes les fois que ses regards rencontraient ceux de son associé. Bien qu’il ne pût le souffrir dans l’habitude de la vie, il se sentait pour lui des tendresses fugitives, mais sincères, non parce qu’il l’éblouissait facilement de son luxe, mais par cette même fraternité vague qui nous émeut à l’étranger à la vue d’un Français, même odieux.
Lui, si violemment arraché chaque soir à ses habitudes, si injustement privé du repos qu’il avait mérité, si cruellement déraciné, il sentait un lieu, habituellement détesté, mais fort, qui le rattachait enfin à quelqu’un et le prolongeait, pour l’en faire sortir, au-delà de son isolement farouche et désespéré. En face de lui, Mme Fremer mirait dans les yeux charmés des convives sa blonde beauté. La douce réputation dont elle était environnée était un prisme trompeur au travers duquel chacun essayait de distinguer ses traits véritables.
Ambitieuse, intrigante, presque aventurière, au dire de la finance qu’elle avait abandonnée pour des destinées plus brillantes, elle apparaissait au contraire aux yeux du Faubourg et de la famille royale qu’elle avait conquis comme un esprit supérieur, un ange de douceur et de vertu. Du reste, elle n’avait pas oublié ses anciens amis plus humbles, se souvenait d’eux surtout quand ils étaient malades ou en deuil, circonstances touchantes, où d’ailleurs, comme on ne va pas dans le monde, on ne peut se plaindre de n’être pas invité. Par là elle donnait leur portée aux élans de sa charité, et dans les entretiens avec les parents ou les prêtres aux chevets des mourants, elle versait des larmes sincères, tuant un à un les remords qu’inspirait sa vie trop facile à son coeur scrupuleux.
Mais la plus aimable convive était la jeune duchesse de D…, dont l’esprit alerte et clair, jamais inquiet ni troublé, contrastait si étrangement avec l’incurable mélancolie de ses beaux yeux, le pessimisme de ses lèvres, l’infinie et noble lassitude de ses mains.
Cette puissante amante de la vie sous toutes ses formes, bonté, littérature, théâtre, action, amitié, mordait sans les flétrir, comme une fleur dédaignée, ses belles lèvres rouges, dont un sourire désenchanté relevait faiblement les coins. Ses yeux semblaient promettre un esprit à jamais chaviré sur les eaux malades du regret. Combien de fois, dans la rue, au théâtre, des passants songeurs avaient allumé leur rêve à ces astres changeants! Maintenant la duchesse, qui se souvenait d’un vaudeville ou combinait une toilette, n’en continuait pas moins à étirer tristement ses nobles phalanges résignées et pensives, et promenait autour d’elle des regards désespérés et profonds qui noyaient les convives impressionnables sous les torrents de leur mélancolie. Sa conversation exquise se parait négligemment des élégances fanées et si charmantes d’un scepticisme déjà ancien. On venait d’avoir une discussion, et cette personne si absolue dans la vie et qui estimait qu’il n’y avait qu’une manière de s’habiller répétait à chacun: «Mais, pourquoi est-ce qu’on ne peut pas tout dire, tout penser? Je peux avoir raison, vous aussi. Comme c’est terrible et étroit d’avoir une opinion.» Son esprit n’était pas comme son corps, habillé à la dernière mode, et elle plaisantait aisément les symbolistes et les croyants. Mais il en était de son esprit comme de ces femmes charmantes qui sont assez belles et vives pour plaire vêtues de vieilleries.
C’était peut-être d’ailleurs coquetterie voulue. Certaines idées trop crues auraient éteint son esprit comme certaines couleurs qu’elle s’interdisait son teint.
A son joli voisin, Honoré avait donné de ces différentes figures une esquisse rapide et si bienveillante que, malgré leurs différences profondes, elles semblaient toutes pareilles, la brillante Mme de Torreno, la spirituelle duchesse de D…, la belle Mme Lenoir. Il avait négligé leur seul trait commun, ou plutôt la même folie collective, la même épidémie régnante dont tous étaient atteints, le snobisme. Encore, selon leurs natures, affectait-il des formes bien différentes et il y avait loin du snobisme imaginatif et poétique de Mine Lenoir au snobisme conquérant de Mme de Torreno, avide comme un fonctionnaire qui veut arriver aux premières places.
Et pourtant, cette terrible femme était capable de se réhumaniser. Son voisin venait de lui dire qu’il avait admiré au parc Monceau sa petite fille. Aussitôt elle avait rompu son silence indigné. Elle avait éprouvé pour cet obscur comptable une sympathie reconnaissante et pure qu’elle eût été peut-être incapable d’éprouver pour un prince, et maintenant ils causaient comme de vieux amis.
Mme Fremer présidait aux conversations avec une satisfaction visible causée par le sentiment de la haute mission qu’elle accomplissait. Habituée à présenter les grands écrivains aux duchesses, elle semblait, à ses propres yeux, une sorte de ministre des Affaires étrangères tout-puissant et qui même dans le protocole portait un esprit souverain.
Ainsi un spectateur qui digère au théâtre voit au-dessous de lui puisqu’il les juge, artistes, public, auteur, règles de l’art dramatique, génie.
La conversation allait d’ailleurs d’une allure assez harmonieuse. On en était arrivé à ce moment des dîners où les voisins touchent le genou des voisines ou les interrogent sur leurs préférences littéraires selon les tempéraments et l’éducation, selon la voisine surtout. Un instant, un accroc parut inévitable. Le beau voisin d’Honoré ayant essayé avec l’imprudence de la jeunesse d’insinuer que dans l’oeuvre de Heredia il y avait peut-être plus de pensée qu’on ne le disait généralement, les convives troublés dans leurs habitudes d’esprit prirent un air morose. Mais Mme Fremer s’étant aussitôt écriée: «Au contraire, ce ne sont que d’admirables camées, des émaux somptueux, des orfèvreries sans défaut», l’entrain et la satisfaction reparurent sur tous les visages.
Une discussion sur les anarchistes fut plus grave. Mais Mme Fremer, comme s’inclinant avec résignation levant la fatalité d’une loi naturelle, dit lentement: «A quoi bon tout cela? Il y aura toujours des riches et des pauvres.» Et tous ces gens dont le plus pauvre avait au moins cent mille livres de rente, frappés de cette vérité, délivrés de leurs scrupules, vidèrent avec une allégresse cordiale leur dernière coupe de vin de Champagne.
II – Après Dîner
Honoré, sentant que le mélange des vins lui avait un peu tourné la tête, partit sans dire adieu, prit en bas son pardessus et commença à descendre à pied les Champs-Elysées. Il se sentait une joie extrême. Les barrières d’impossibilité qui feraient à nos désirs et à nos rêves le champ de la réalité étaient rompues et sa pensée circulait joyeusement à travers l’irréalisable en s’exaltant de son propre mouvement.
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